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« Troie aurait trop à gémir si nous fuyions devant un seul homme. Que de fois mon bouclier n’a-t-il pas soutenu l’effort d’une foule de Troyens ! S’il nous faut mourir, mourons généreusement, ou, si nous sauvons notre vie, que ce soit en sauvant aussi notre gloire. »

Enfin arrive Polyphème, interrogeant, grondant, menaçant, en maître de maison difficile à servir. La peur des satyres se cache sous des facéties par lesquelles ils parviennent quelquefois à dérider leur terrible maître :

« Le dîner est-il prêt ? — Il l’est ; fais seulement que ta mâchoire le soit aussi. — A-t-on rempli de lait les cratères ? — Tu peux en boire si tu le veux tout un tonneau. — Sera-ce du lait de brebis, du lait de vache ou tous deux ensemble ? — Tout ce qu’il te plaira : seulement ne va pas m’avaler en même temps. — Je n’ai garde : vous me feriez mourir, gambadant, gesticulant encore dans mon estomac. »

La plaisanterie n’est pas délicate, mais c’est une plaisanterie de cyclope, et elle a pour nous l’avantage de nous peindre la démarche et la pantomime par lesquelles le chœur des satyres animait perpétuellement la scène de ce genre de drame.

Tout à coup le monstre aperçoit les étrangers, et auprès d’eux les provisions qu’ils allaient emporter, des agneaux attachés avec des liens d’osier, des vases remplis de fromages ; il les prend naturellement pour des voleurs ; d’autre part, Silène lui paraît avoir le front rouge et gonflé ; il suppose donc que ce fidèle serviteur a été battu en voulant s’opposer au larcin. Silène n’a garde de le détromper, bien au contraire ; et quand le cyclope, que ses suppositions ont de plus en plus irrité, ordonne les apprêts de l’horrible repas, disant, en gastronome blasé, qu’il est las de gibier, rassasié de cerfs et de lions, que depuis bien long-temps il n’a pas mangé de chair humaine, Silène va jusqu’à l’encourager à ce changement de régime. On le voit, le ministre de Bacchus n’est pas plus flatté dans cette pièce que Bacchus lui-même dans les Grenouilles d’Aristophane ; il y est représenté comme un ivrogne, un poltron, un effronté menteur, qui veut se tirer d’affaire aux dépens d’autrui ; il risquerait fort de révolter, si, dans la naïve expression de ses goûts sensuels, de sa lâcheté, de son désir de se sauver à tout prix, ce n’était la gaieté qui dominait.

Contredit par Ulysse, Silène, après maint serment ridicule et sans révérence pour les dieux, invoque le témoignage de ses fils, qui le