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REVUE DES DEUX MONDES.

L’AMANT.

La bonne amour mieux vaut. Prouvez.

RAISON.

Volontiers.

Et l’argumentation s’engage dans les formes. Raison fait son syllogisme, et l’Amant dit encore :

Prouvez, avant d’aller plus loin.

Raison finit par engager l’Amant à la prendre pour son amie. Il sera comme les philosophes de l’antiquité, comme Socrate, qu’Apollon déclara le plus sage des hommes, comme Héraclite et Diogène. Il sera au-dessus des caprices de la fortune. Raison parle de Néron, de Crésus, de Mainfroi et de Conradin, de Priam, de Darius et de Sisigambis. Le souvenir de la Rose n’apparaît que de loin en loin au milieu de toute cette érudition. Mais l’Amant se lasse bientôt des discours de Raison et le lui confesse ingénument. Raison, piquée, le quitte ; il se ressouvient alors d’Ami, son confident. Ami, qui a de l’expérience, lui promet qu’il reverra Bel-Accueil :

Puisque tant s’est abandonné,
Que le baiser vous fut donné,
Jamais prison ne le tiendra.

Ami conseille à l’Amant de rendre ruse pour ruse, car la morale de Jean de Meun ne connaît guère les scrupules. Voici de ses maximes : « On doit mener en l’embrassant son ennemi pendre et noyer par de douces paroles, par des caresses, si on n’en peut venir à bout autrement. » Et plus loin :

Promettez fort sans délayer (tarder)
Comment qu’il aille du payer.

« Agenouillez-vous, dit-il, les mains jointes, et pleurez ; et si vous ne pouvez pleurer véritablement, simulez les larmes, écrivez, gagnez les portiers du castel. » La suite des conseils d’Ami est pleine de décision et d’énergie, l’auteur n’a rien d’un Céladon transi. Souvent il traduit l’Art d’aimer d’Ovide et lui emprunte par exemple la recommandation que fait celui-ci d’avoir soin de perdre quand on joue avec ce qu’on aime. En somme, ses leçons sont fort différentes des enseignemens délicats que le dieu Amour donnait à Guillaume de Lorris. L’Amant résiste un peu à ces doctrines, il rougirait de montrer une déférence hypocrite pour ses ennemis ; il veut les combattre