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n’interviendrions-nous pas dans sa décision, et, à plus forte raison, comment Dieu serait-il spectateur immobile et inactif des décisions de l’ame humaine qu’il a créée et qu’il crée à toute heure par cet acte perpétuel de sa puissance qui entretient la vie dans l’univers ? Comment considérer la volonté humaine comme indépendante de celle dans laquelle vit et se meut tout esprit ? Mais, si Jean de Meun n’a pas délié le nœud qui ne l’a été encore, que je sache, par nul philosophe et nul théologien, il a eu le mérite d’exposer les solutions qu’il combat, et la sienne propre, en termes assez clairs pour être compris, et c’est cet emploi de la langue française de son temps qu’il était important de signaler.

Revenant à l’influence des astres, Jean de Meun n’a garde d’abandonner complètement le libre arbitre à leur empire, car, dit-il énergiquement,

Les choses d’eux se défendent.

Telle est aussi l’opinion de Dante, qui a examiné la même question. C’est chez les deux poètes un effort du bon sens qui s’emploie à restreindre une croyance trop fortement établie pour qu’il fût possible de la rejeter entièrement. Du reste, à beaucoup d’égards, Jean de Meun est un esprit fort qui méprise les superstitions populaires ; il se moque de ceux qui attribuent aux démons les ravages des ouragans, et de ceux qui croient que certaines personnes quittent leur corps pour aller courir les airs avec dame Abonde[1] et les fées, ou qui expliquent, par l’intervention du diable, certaines illusions d’optique. Un peu plus loin, il se plaît à étaler ses connaissances en catoptrique, empruntées au Livre des Regards du savant Arabe El-Hacen. Dans ce passage très curieux, Jean de Meun, en parlant de différentes sortes de miroirs, parmi lesquels figurent les miroirs ardens, mentionne aussi ceux qui ont un tel pouvoir que des objets très petits, des lettres déliées et placées fort loin, de menus grains de sable, paraissent si grands et si rapprochés des spectateurs, que chacun les peut apercevoir distinctement, qu’on les peut lire et compter[2]. On

  1. Nom d’un follet féminin.
  2. Et les forces des miréoirs,
    Qui tant ont merveilleus pooirs (pouvoirs),
    Que toutes choses très petites
    Letres gresles, très loin escrites,
    Et poudres de sablons menues
    Si grans si grosses sont veues,
    Et si pres mises as mirens (aux spectateurs),
    Que chacun les puet choisir ens (apercevoir)
    Que l’on les puet lire et conter.