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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/594

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REVUE DES DEUX MONDES.

dans l’appartement, il n’a qu’à sauter sur moi et m’égorger : ça se voit si souvent dans les journaux ; je serais bien avancée avec son écu ! — Puisque je vous dis que l’hôtel est loué depuis hier, reprit-elle tout haut, en serrant plus fort que jamais ses armes défensives.

— Mais peut-être est-il à vendre, dit le journaliste, qui laissa tomber négligemment la pièce de cinq francs dans le cabas de la portière.

En dépit de ses soupçons, la vieille fut sensible à la délicatesse de ce procédé ; d’un regard moins hostile, elle examina son interlocuteur, et finit par lui trouver une physionomie d’autant plus honnête, qu’à sa cravate étincelait une épingle en brillans, tandis qu’une chaîne non moins splendide serpentait entre les boutonnières de son gilet ; un jonc à pomme d’or incrustée de turquoises complétait ce luxe d’orfèvrerie, qui, malgré son goût peu châtié, imposa peu à peu à la portière cette sorte de respect que les gens de sa condition éprouvent volontiers pour les apparences de la richesse.

— J’avais la berlue, pensa-t-elle en remettant les ciseaux dans son cabas ; c’est un homme très comme il faut.

La physionomie de la vieille s’éclaircit au même instant et prit une expression obséquieuse.

— Je crois en effet, dit-elle, que, si le propriétaire trouvait un prix raisonnable de son hôtel, il se déciderait à le vendre.

— En ce cas, reprit Dornier, ouvrez la porte ; car je veux acheter une maison dans ce quartier, et celle-ci pourrait me convenir. Que je m’arrange ou non avec le propriétaire, je ne vous oublierai pas.

Cette habile péroraison acheva de séduire la portière ; après y avoir répondu par sa plus belle révérence, elle insinua dans la serrure de la grille la clé qu’elle tenait à la main.

— Vieille bohémienne ! se dit Moréal, qui, de la plate-forme de la remise, n’avait pas perdu un mot de ce dialogue, la voilà qui ouvre la porte, et je vais me trouver bloqué sur cette terrasse comme un blaireau dans son terrier ; il est impossible que des fenêtres Dornier ne m’aperçoive pas, et certes je dois faire une sotte figure. La position n’est plus tenable.

Aiguillonné par la crainte du ridicule, le vicomte se hâta de descendre l’escalier de la terrasse, et se présenta inopinément derrière la grille au moment où la portière achevait de l’ouvrir. À la vue de son nouveau maître qu’elle croyait absent, et dont la figure lui parut fort peu débonnaire, la vieille femme se glissa dans sa loge d’un air penaud. De son côté, Dornier, en reconnaissant son rival, ne put