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UN HOMME SÉRIEUX.

— Bien obligé. Je laisse les opérations industrielles aux gens qui ont de l’argent à perdre.

— D’ailleurs, dit M. Chevassu en ricanant, une société en commandite, c’est du commerce, et monsieur le marquis craindrait de déroger.

— Non, monsieur le député, je ne craindrais pas de déroger, mais bien de me ruiner, et, quoique je n’aie pas d’enfant, vous trouverez bon que je ne m’y expose pas.

— Voulez-vous dire qu’ayant des enfans, j’ai tort de prendre un intérêt dans ce journal ?

— Vos enfans ! dit le vieillard en élevant la voix ; tenez, Chevassu, ne prononcez pas ce mot-là. J’ai été fort écervelé dans ma jeunesse, et à soixante-cinq ans passés je ne suis pas encore trop sage ; j’ai fait des folies en un mot, mais pas une qui approche de celles que je vous vois accomplir avec un aplomb, une gravité, un contentement de vous-même dont je pourrais m’amuser si la chose en elle-même était moins sérieuse.

— Je fais donc des folies ? dit M. Chevassu avec un rire de pitié ; moi qui avais la prétention d’être un homme sérieux, il paraît que je suis un étourdi, un évaporé ! Vous faites bien de m’en avertir, car je ne m’en doutais pas. Des folies ! qu’en dites-vous, Dornier ?

— Oui, des folies, reprit énergiquement le marquis. Je suis votre aîné de beaucoup, et j’ai le droit de vous dire la vérité. Ma femme est votre sœur, M. Dornier est votre ami, il n’y a donc ici personne de trop.

— Parlez, monsieur, dit le député en reprenant l’emphatique gravité qui lui était habituelle ; fussions-nous en plein parlement, je vous prierais, je vous sommerais de vous expliquer. Je ne suis pas de ceux qui prétendent qu’on doit murer la vie privée, et les actions de mon existence intime, pas plus que celles de mon existence politique, ne redoutent le grand jour. Apertè et honestè ! voilà, depuis des siècles, la devise des Chevassu ; ma devise, entendez-vous, monsieur le marquis ?

— Qui prétend que vous manquiez d’honneur ou de franchise ? Je ne vous attaque sous aucun de ces rapports, et puisque, après tout, je ne suis pas un de vos commettans, vos frais d’éloquence sont inutiles.

— Enfin que me reprochez-vous ? demanda le député d’un ton bref.

— De gâter comme à plaisir une des plus belles destinées que le ciel puisse départir à un homme, répondit vivement le vieil émigré. Vous avez de la fortune, un nom considéré, un état honorable, deux