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scène les personnages contemporains ; elle lui interdit ensuite la politique contemporaine. Placée ainsi en dehors du tourbillon des partis, la comédie se dégagea peu à peu de l’actuel, du particulier, du transitoire ; laissant là le nom propre, elle saisit le caractère ; elle chercha le piquant dans le vrai, la variété dans les inépuisables nuances, dans les reflets infinis que l’éducation, la position, l’intérêt, l’âge, le tempérament, projettent sur le fond stable et vaste de la vie humaine. Ainsi, la répression des excès comiques créa la vraie comédie. Ce n’est point la faute de cet art nouveau, si, en l’élevant à une certaine généralité, on lui a trop souvent fait reproduire les mêmes types : c’est la faute des poètes, qui prennent l’idée et l’œuvre de leurs prédécesseurs, au lieu de ne prendre que leur procédé, l’observation de la vie sociale, toujours la même au fond, toujours nouvelle dans la forme. Il n’est pas vrai, comme le prétendent les modernes disciples de la fantaisie, que les types vrais et élevés soient épuisés ; Ménandre, en exploitant son siècle, avait laissé à Molière le sien, et Molière nous a laissé le nôtre. Rien ne nous manque donc, si ce n’est Ménandre et Molière. Ainsi le germe de critique morale, ébauché dans Aristophane, cet instinct sérieux et réfléchi, devenait une pensée riche qui se nourrissait de philosophie et s’élevait jusqu’aux proportions d’un enseignement réel ; on peut même juger, par les fragmens qui nous restent de Ménandre, que sa comédie avait une tendance plus haute que la nôtre. On y trouve ce fonds de tristesse qu’avait Molière, cette amertume naturelle aux esprits railleurs, et qui se cache au vulgaire sous le rire et la saillie moqueuse ; mais on l’y trouve plus profonde, plus attentive aux problèmes de l’existence : la mobilité des choses, le néant de la vie, la misère du juste, les succès de l’iniquité, la vanité des richesses et des grandeurs, toutes ces étrangetés de la destinée humaine, semblent avoir maîtrisé la pensée de Ménandre et plané dans ses drames sur le tableau de nos préventions, de nos originalités, de nos ignorances, de nos passions, de nos crédulités. La comédie se montra donc assez promptement, chez les Grecs, le digne pendant du drame tragique : pendant que celui-ci dévoilait la Némésis suprême, cette justice divine qui révèle ses lois aux peuples par les grandes morts de leurs chefs, la comédie, restreinte dans de moindres existences, critiquait les imperfections particulières, et châtiait l’homme par lui-même, au moyen du ridicule, qui est la Némésis des petites choses.


L.-A. Binaut.