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Dorothée n’est rien de tout cela : elle est en prose d’un bout à l’autre, mais entremêlée de beaucoup de pièces lyriques sur divers sujets détachés du drame, et chaque acte est terminé par un chœur en vers d’un mètre particulier, qui a la prétention d’être antique. Bien que divisée en cinq actes, comme nos tragédies, et intitulée action tragique, la Dorothée est d’une longueur qui en rend la représentation impossible, à moins d’énormes retranchemens ; d’autres raisons autorisent aussi à douter qu’elle ait jamais été destinée par Lope à subir l’épreuve de la scène. Ce ne sont là cependant que des différences extérieures : on peut en signaler de plus importantes, qui tiennent au caractère et au but de la composition. Les comédies ordinaires de Lope de Vega se distinguent toutes plus ou moins par le romanesque, la variété et la complexité du sujet. Or, il n’y a dans la Dorothée ni complexité, ni variété, ni romanesque. Tout y est simple, commun, et parfois même trivial. Une dernière particularité, et la plus remarquable de toutes, c’est que les libertés du théâtre espagnol ont été systématiquement réduites, dans cette pièce, à des limites qui excèdent de peu celles du théâtre français. L’action en a été contenue, par divers artifices dramatiques, dans l’enceinte d’une seule ville, et l’on peut s’assurer qu’elle n’exige, pour s’accomplir, qu’une durée réelle de peu de jours.

Lope composa la Dorothée fort jeune, et la retoucha, à ce qu’il paraît, à diverses reprises, avec une prédilection toute paternelle, que le temps n’altéra point. — Voici comment il qualifie son œuvre dans une pièce de vers adressée à l’un de ses amis ; « Dorothée, la dernière et par aventure la plus chère de mes muses, invoque le grand jour. » — Ces vers devancèrent de peu la publication de la pièce, qui parut à Madrid en 1632, moins de deux ans avant la mort de l’auteur. On peut être tenté d’expliquer ce tendre souci de Lope de Vega pour une production exceptionnelle de sa jeunesse par la haute opinion qu’il s’était faite, à ce qu’il semble, du mérite de cette pièce. Il ne faudrait toutefois pas accorder trop d’autorité à cette hypothèse ; il y a sans doute dans la Dorothée des beautés dignes de Lope ; mais il est également vrai que, sous le point de vue de l’art, cette pièce présente des bizarreries aussi choquantes, des défauts aussi réels, aussi monstrueux sur le théâtre espagnol que sur tout autre. Ainsi donc, en admettant comme un fait que Lope tînt la muse qui lui inspira sa Dorothée pour la plus chère de ses muses, ce n’est pas uniquement dans le mérite littéraire de la pièce qu’il faut voir la raison de cette préférence, c’est encore et surtout dans la nature et le motif spécial de cette œuvre.

Ou je m’abuse fort, ou, à part toutes les bizarreries de composition et de forme, la Dorothée n’était ni ne pouvait être, pour Lope de Vega, un drame ordinaire ; c’était le fruit d’une inspiration beaucoup plus directe et plus personnelle que celle dont relèvent les deux mille autres ; c’était la traduction originale et hardie d’impressions éprouvées, et non une simple création de l’art s’évertuant à imiter la nature. Ce n’était point une fiction poétique, un roman inventé de toutes pièces par Lope de Vega, pour l’unique plaisir