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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/902

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REVUE DES DEUX MONDES.

peau plat, en toque de dentelles, et les cheveux en partie découverts, comme par négligence. Enfin la transfiguration fut complète quand on la vit, en signe du vœu qu’elle avait fait, vêtue en blanc et en bleu d’azur ; ainsi la vis-je un jour… Mais je ne voudrais point rouvrir vos plaies.

Fernando. — N’épargnez point mes plaies ; elles n’ont jamais été fermées.

Ludovico. — Nos paysannes portent leur laitage dans de petits paniers de jonc tissu, et il arrive parfois que des bouquets dont elles sont parées il tombe sur ce laitage quelques feuilles de rose. Eh bien ! figurez-vous (par-là) le visage de Dorothée : la couleur indécise de la fleur sur la pure blancheur de la neige.

Fernando. — On voit bien que vous écrivez des vers, votre prose s’en ressent, à moins peut-être que vous ne veuillez me rendre fou.

Ludovico. — Ne cédez pas si vite à votre enchantement, il va vous passer.

Fernando. — Eh ! quelle grace ce sera pour moi ! Mon horreur pour la perfide me tue.

Ludovico. — J’allai une nuit sur la côte épier si les Maures n’avaient pas fait de descente, et j’aperçus quelques hommes enveloppés de leurs manteaux, ayant l’air de domestiques qui attendaient leur maître en bonne fortune. Je ne me trompais pas, et plût à Dieu que je me fusse trompé ! Il y avait un homme à la jalousie de Dorothée ; celle-ci me reconnut, et ma vue ne l’empêcha pas de rire aux éclats. L’idée me vint de leur distribuer quelques coups de poignard, et ils fermèrent la fenêtre par précaution, comme il me sembla. La dernière fois que je l’ai vue, ç’a été huit jours avant votre retour, à la suite d’une neuvaine que j’ai faite à Illeseas, et dont il est advenu que je n’ai pu vous rencontrer qu’aujourd’hui. Cette fois-là, j’ai vu chez elle un riche tapis et un sopha neuf. Je demandai de l’eau pour dissimuler ma surprise, et j’eus ainsi l’occasion de voir différentes pièces d’argenterie et deux superbes mulâtresses, l’une avec une cuvette, l’autre avec un essuie-main ouvré d’une blancheur exquise, et dont s’exhalait le parfum suave de diverses pastilles de fleurs. J’avalai donc un aspic dans un vase d’or sans oser faire la moindre question, car demander à une femme jeune et belle d’où lui vient l’opulence de sa maison, c’est la blesser discourtoisement dans son honneur et dans sa beauté.

Fernando. — Elle ne demanda pas de mes nouvelles ?

Ludovico. — Pas cette fois.

Fernando. — Eh bien ! voilà la réponse à la question que vous n’osâtes lui faire, voilà la cause de l’opulence miraculeuse que vous vîtes chez elle.

Ces détails sont longs ; je les ai fort abrégés pour ne citer que les plus intéressans et les plus poétiques. Néanmoins, que signifient ces détails, si on les considère sous le rapport de l’art et comme moyens dramatiques ? Qu’un amant espagnol du XVIe siècle, faute d’avoir le temps de donner lui-même à une vieille sorcière qui lui a enlevé sa maîtresse le coup de couteau qu’il