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LES AMOURS DE LOPE DE VEGA.

lignes, avec le même accompagnement de larmes et de soupirs, et malgré toutes les impatiences de Célie. Au milieu de l’incendie survient Gherarda, d’abord charmée quand elle en sait l’objet, mais bientôt détrompée par la confidence que Dorothée lui fait du véritable état de ses sentimens.

Dorothée. — Ah ! mère, à quoi sert de dissimuler avec toi ? La vérité est que je me meurs. Mais que faire avec un traître qui m’a trompée, qui m’a réduite à l’aimer, en attendant l’occasion de se venger à propos de don Bela ?

Gherarda. — Mais don Fernando étant si pauvre, qu’en voulais-tu faire ?

Dorothée. — Sa figure, son esprit, son amour, ses tendres manières, tout cela avait formé en moi un lien qu’il faut rompre pour m’en dégager.

Gherarda. — Que de sottises tu as apprises avec ce Fernando ! Mais enfin, si tu te trouves dans l’état que tu dis, il faut te guérir et te venger.

Dorothée. — Et comment ?

GherardaA. — Que me donnes-tu ? Je t’amène l’infidèle soumis comme un mouton.

Là-dessus, Gherarda laisse entrevoir qu’elle sait un peu de sorcellerie qu’elle est prête à mettre au service de Dorothée ; mais celle-ci recule d’horreur à la proposition. Les choses en sont là, lorsqu’arrive à son tour Laurencio, le serviteur de don Bela ; il apporte à Dorothée un billet avant-coureur d’un désastre imminent. Dorothée, restée seule avec Célie après le départ du valet, se livre d’abord à quelques réflexions mélancoliques, et finit par s’égayer un peu en chantant au son de la harpe des vers de sa composition. Elle est interrompue par Gherarda, qui revient ivre, se traînant à peine, d’un déjeuner que lui a offert une de ses amies. C’est une scène de ce genre que les Espagnols nomment picaro ; il y règne la gaieté la plus originale et la plus bouffonne. Bientôt Laurencio revient de son côté, mais fort mélancolique, et apportant la nouvelle imprévue de la mort de don Bela. Cette nouvelle a pour moi toutes les apparences d’un fait réel, et, dans ce cas, elle offrirait un échantillon curieux des mœurs et de la police de Madrid vers la fin du XVIe siècle. Don Bela avait un superbe cheval arabe nommé Pied-de-Fer, que deux gentilshommes de ses voisins avaient bien voulu lui faire l’honneur d’emprunter pour briller dans une fête publique, et qu’il avait été obligé de leur refuser, l’animal ayant été blessé au ferrage. Les deux gentilshommes, tenant son refus pour une offense, le défient d’abord par un billet, après quoi ils se présentent tous les deux à sa porte, pour s’expliquer avec lui sur son procédé. Il descend seul, en robe de chambre et sans armes ; les deux frères se jettent sur lui, et il tombe en pleine rue, victime d’un véritable assassinat.

On se figure aisément le trouble que cette nouvelle jette dans la maison. Dorothée s’évanouit ; Gherarda, ivre, s’agitant et se démenant pour la secourir, se laisse tomber dans la cave, et la pièce finit dans les lamentations