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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 3.djvu/948

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REVUE DES DEUX MONDES.

Nieuselle fronça le sourcil et réfléchit à son tour. — Écoute, dit-il, je vois à peu près quelle espèce de gens tu héberges et qui tu attends peut-être ce soir. Or, je t’avertis qu’il n’y aurait pas le moindre profit à m’égorger cette nuit. Sauf l’argent que je t’ai compté après nos accords, je n’avais pas pris sur moi un petit écu, et ma défroque ni celle de mes gens ne valent la peine qu’on nous tue pour s’en emparer.

— C’est clair, répondit l’hôtesse toujours avec le même sang-froid ; mais il ne s’agit pas de cela. On se figure que les gens faisant métier de prendre par force le bien d’autrui tuent par plaisir ceux qui tombent entre leurs mains. Point du tout ; ils ne demandent pas mieux que de laisser aller la bête après avoir pris le harnais, et si parfois il y a quelqu’un de mort, ce n’est pas leur faute.

— Je n’en doute pas, répliqua Nieuselle ; mais où veux-tu en venir ?

— Dans ce que vous allez faire, il ne s’agit que d’une amourette ? dit l’hôtesse en changeant brusquement de propos.

— Parbleu ! certainement ; ne t’avise pas de soupçonner autre chose, répondit le marquis avec une susceptibilité cynique ; je ne suis pas homme à aller sur les brisées de l’honorable compagnie qui fréquente ta maison.

— Notre homme s’impatiente, dit l’hôtesse en observant par la lucarne Bruno Brun, qui courait çà et là en appelant Siffroi et revenait d’un air désespéré vers la carriole, dont il soulevait et secouait le brancard comme s’il eût voulu s’y atteler lui-même.

— Descends et tâche de le calmer, dit Nieuselle ; invente toutes les excuses possibles pour lui faire prendre patience. Que Siffroi, afin de le contenter, fasse semblant de mettre son cheval en état de repartir et brise une des roues de la carriole.

— On pourrait au besoin les laisser se remettre en route et verser la carriole au fond du premier ravin, à deux pas d’ici, dit l’infernale vieille.

— Il ne sera pas besoin de chercher tant de prétextes, dit Vascongado, qui depuis un moment observait l’état du ciel ; dans une heure peut-être, il fera un temps à ne pas risquer un chien sur le chemin de l’Esterel.

En effet, une longue barre de nuages montait rapidement sur l’horison ; les brumes opaques qui depuis le matin flottaient aux cimes de la forêt se déchiraient brusquement, et à travers ces trouées lumineuses passaient d’humides rayons qui s’éteignaient presque aussitôt dans l’immense nuée, dont les flancs s’abaissaient et semblaient ba-