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prier la métrique arabe avec de légères modifications, sauf à faire quelques emprunts aussi à celle des Persans ; ils aiment le cacidah, espèce d’ode prolongée sur une seule et même rime, dans laquelle la pensée est tenue comme en suspens sur les deux termes d’une comparaison partagée entre les deux moitiés de chaque vers, le masnewi, plus animé, coupé par des repos où l’auteur prend haleine, et formé de lignes cadencées rimant par hémistiche, comme le vers héroïque anglais. Dans le tardji-band, la même désinence, soutenue pendant toute la strophe, est variée par la double rime de deux hémistiches jetés à des intervalles égaux et se dessinant sur un rhythme trop uniforme, comme le nœud plus serré sur l’écorce lisse du bambou. Le moukhammas est presque une ballade divisée par petites stances, dont le dernier vers répète une rime unique qui devient comme un refrain à l’oreille. Mais les littérateurs musulmans de l’Inde ont une prédilection particulière pour le gazal, ode assez courte qui ne dépasse guère quinze vers roulant tous sur une même rime ; c’est dans ce cadre de quelques lignes que les Arabes surtout excellent à peindre avec la vigueur de tons qui leur est propre les yeux de la gazelle et la crinière flottante des cavales. Le poète assez fécond pour avoir épuisé, en rimant ses gazals, toutes les lettres de l’alphabet, enfile ces précieuses perles et en fait un chapelet ; puis il donne le nom de diwan à cet édifice littéraire, le plus estimé de tous, qu’il a signé ingénieusement de distance en distance, en insérant son surnom poétique dans chacun des vers qui précède un changement de désinence. Toutefois, les faiseurs de diwan ont eu dans l’Inde une tâche plus facile que leurs modèles, libres qu’ils étaient de puiser à loisir aux triples sources de leur idiome renouvelé, et il résulte de cette surabondance d’expressions, parfois altérées dans leur orthographe, qu’à ces jeux d’esprit déjà familiers aux Orientaux ils ont joint trop souvent les jeux de mots. Alors le vers présente un mirage fatigant, un nuage d’images fuyantes ; on y remarque au plus haut degré ce désolant papillotage, ce bavardage facile qui est l’écueil des langues méridionales, trop sonores et trop brillantes ; ces strophes semblent plus faites pour être écoutées que pour être lues ; elles rappellent certaines fleurs largement épanouies, mais inodores.

Doit-on conclure de ce qui précède que la littérature musulmane de l’Inde soit nulle et non avenue ? Non. Les beaux édifices de Delhi et d’Agra, pour être frères puînés de ceux de Bagdad et du Caire, n’en sont pas moins, pris à part, dignes d’admiration. Sous le régime