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suit le littoral de l’Afrique et l’autre celui de l’Espagne. Cette dernière bande gagne bientôt les côtes de la Sardaigne et les descend du nord au sud en les rangeant de fort près pour trouver à se nourrir, sur le bord, de petits poissons ou de détritus végétaux. En suivant ainsi les inflexions du rivage, les thons rencontrent sur leur route l’immense filet qui leur barre le passage. Ils le suivent jusqu’à son extrémité, et là, trouvant une autre barrière, ils reviennent sur leurs pas. Arrivés près de la côte, ils n’ont pas l’idée de rebrousser chemin et de s’en retourner par où ils sont venus ; ils s’en garderaient bien, l’instinct qui les dirige ne va pas jusque-là. Ils remontent encore jusqu’à l’obstacle invincible, pour redescendre de nouveau vers la côte, et pendant trois jours quelquefois leurs nombreux bataillons continuent stoïquement ce manége. Des hommes placés dans des bateaux de garde ne les perdent pas de vue, et quand, fatigués de tourner ainsi dans un cercle constant, quelques thons s’aventurent dans l’enceinte des chambres de la madrague, les filets latéraux qu’on a laissés abaissés sont soudainement relevés, et ces ingénieux pèlerins se trouvent captifs.

Le jour de la matanza arrivé, quand quatre ou cinq cents thons sont réunis dans les filets, on les provoque doucement à passer d’une chambre dans l’autre, sans les effrayer cependant ; car, si on les effrayait, ils briseraient et entraîneraient tout. Une fois arrivés dans la dernière chambre, cette chambre de mort qui peut défier tous les efforts des thons captifs, les filets sont fermés ; d’énormes bateaux, appelés les vaisseaux de la madrague, s’en approchent ; on soulève sur les bords la chambre chargée de butin : les meurtriers sont prêts, tenant à la main des crocs emmanchés à de courts bâtons de chêne. Le signal du carnage est donné. C’est alors un combat, c’est une tempête : le sang ruisselle, l’onde jaillit ; des cris de joie animent les pêcheurs ; les thons sont jetés pêle-mêle au fond des vaisseaux, qu’ils battent convulsivement de leurs queues. De nombreuses barques portent à terre ces monstrueuses victimes, qui sont en un instant dépecées, cuites, salées et encaquées. À peine déchargées, les barques reviennent aux vaisseaux prendre un nouveau chargement. C’est une activité à faire plaisir. Les rades ne sont animées que pendant la matanza. Des bâtimens génois, marseillais, napolitains, en attendent le produit pour l’aller porter sur les marchés de la Lombardie, de la Toscane et des provinces sardes du continent : des équipages siciliens arrivent chargés de sel : c’est pour quelques instans un mouvement commercial inusité en Sardaigne.