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s’appliquer et à éviter l’imitation par une étude réfléchie de ses propres forces.

L’imitation, l’absence d’études profondes, voilà ce qui fait tomber aujourd’hui la poésie allemande de ce haut rang qu’elle avait conquis d’abord dans la grande période littéraire que domine le nom de Goethe, et récemment encore dans le mouvement original d’Uhland et de ses amis. En l’absence d’une direction supérieure, d’un esprit souverain qui gouvernent les jeunes talens, au milieu de ces désirs nouveaux, inquiets, turbulens, qui agitent ce pays et lui font oublier son idéalisme, comment la poésie ne s’égarerait-elle pas ? Il y aurait une action utile à exercer sur l’Allemagne de la part de quelque poète heureusement doué. Tandis que l’art se séparait des nobles habitudes de la muse germanique, tandis qu’il se plaisait dans le monde extérieur et négligeait les conseils de la pensée, on a vu se former une littérature politique, une poésie socialiste, comme on dit, sans inspiration, sans beauté, sans noblesse, et qui asservirait la Muse, si elle devait triompher. N’est-ce pas un avertissement pour les vrais poètes, pour ceux qui ont conservé le culte désintéressé du beau ? N’est-il pas temps qu’ils songent à se régler, à se fortifier, à produire enfin des œuvres qui puissent défendre l’imagination contre l’envahissement des théories prosaïques’? Il y a là, je le répète, une belle place à prendre, et elle me semble faite pour tenter l’écrivain dont je parlais en commençant, le plus original assurément des poètes de l’Allemagne actuelle, M. Heine lui-même.

Je faisais surtout cette réflexion en lisant le dernier poème que M. Heine a publié, Atta-Troll. Cette franche veine comique, cette fine et excellente satire qui s’y montre de temps en temps, me donnaient des espérances que je voudrais voir réalisées. Je disais plus haut que M. Heine avait un peu contribué à troubler l’esprit littéraire de son pays : eh bien ! je voudrais qu’aujourd’hui, le mal étant devenu grave, le spirituel écrivain se fît le censeur redoutable des lettres allemandes. Lorsque Goethe, en écrivant Werther, eut ouvert à la foule des imitateurs une route périlleuse où ils se jetèrent éperdument, il s’en alla dans le camp opposé et tira sur eux. Ce rôle est assez piquant pour séduire M. Heine, et, de plus, il serait utile. Je voudrais, en un mot, que M. Heine eût l’ambition d’être ce chef, ce guide que je regrette aujourd’hui pour la poésie de l’Allemagne.

Atta-Troll est un poème divisé en vingt chants ; ne vous effrayez pas, ce poème n’a point de sujet. Atta-Troll est un ours, un