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DE L’ÉTAT DE LA POÉSIE EN ALLEMAGNE.

sertations médiocres ; qu’il aiguise encore sa fine raillerie, et surtout qu’il l’emploie utilement. Qu’il soit un guide redouté, un censeur armé de cette netteté française qu’il a apprise chez nous ; qu’il donne aussi des exemples, car il a une double tâche à remplir, et que ce dernier chanteur de la vraie poésie, comme il s’appelle, tâche de se créer des successeurs.

Ce qui résulte, en effet, de notre étude, c’est que la poésie allemande est privée aujourd’hui de maîtres qui la gouvernent. Les écrivains qu’on vante le plus ont renoncé au vrai génie de la muse germanique. Un art frivole, insouciant des idées et séduit par l’éclat extérieur, a succédé aux nobles efforts de la pensée et de l’imagination. En outre, tous ces poètes, si peu sûrs d’eux-mêmes, sont obligés d’emprunter partout ; oui, c’est l’imitation que l’on rencontre sans cesse dans les œuvres de la poésie actuelle en Allemagne. M. Lenau affaiblit les énergiques créations de Goethe et de Byron, et M. Zedlitz les gracieux contes de Tieck, tandis que M. Freiligrath imite et reproduit, sans se les approprier suffisamment, les couleurs des Orientales. Si l’art se laissait entraîner dans ces voies dangereuses, si M. Heine ne songeait pas à exercer efficacement sa verve originale, la poésie serait envahie par une école plus funeste encore, par cette littérature socialiste qui s’organise bruyamment aujourd’hui, et elle y perdrait sa beauté. Quoi donc ! l’imagination, ce qu’il doit y avoir de plus libre, de plus vivant, de plus épanoui en tous sens, l’enfermer dans les formules d’une école, et d’une école dont le programme n’est pas très éloigné du matérialisme ! Mais je n’ai voulu qu’indiquer en terminant ce mouvement de la poésie politique ; il faudra revenir là-dessus avec plus de détails, il faudra assister à cette émeute qui s’agite au-delà du Rhin. Dans cette direction de plus en plus marquée, il y a un fait curieux et important qui demande une étude attentive. Je sais bien que ce serait une erreur de confondre un pays entier avec un parti ; on dirait cependant que toute l’Allemagne se porte vers ces idées, et, à moins que les sincères amans de la Muse ne combattent pour la cause sacrée, il semble que toute la poésie de ce pays, si grande, si religieuse dans ses contemplations, si charmante dans ses églogues des bois, la poésie de Goethe, de Schiller, de Novalis, d’Uhland, va aboutir à ces déclamations où je ne sais quel esprit bourgeois réclame vulgairement contre la noblesse de l’intelligence.


Saint-René Taillandier.