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Bruno s’éprit de Pythagore et de Platon, surtout du Pythagore et du Platon des Alexandrins. Touché et comme enivré du sentiment de l’harmonie universelle, il s’élance d’abord aux spéculations les plus sublimes où l’analyse ne l’a pas conduit, où l’analyse ne le soutient pas. Errant sur des précipices qu’il a mal sondés, sans s’en douter et faute de critique il recule de Platon aux Éléates, anticipe Spinoza, et se perd dans l’abîme d’une unité absolue, destituée des caractères intellectuels et moraux de la divinité et inférieure à l’humanité elle-même. Spinoza est le géomètre du système, Bruno en est le poète[1]. Rendons-lui du moins cette justice, qu’avant Galilée il renouvela l’astronomie de Copernic. L’infortuné, entré de bonne heure dans un couvent de Saint-Dominique, s’était réveillé un jour avec un esprit opposé à celui de son ordre, et il avait fui. Il était venu s’asseoir, tantôt comme écolier, tantôt comme maître, aux écoles de Paris et de Wittemberg, semant sur sa route des écrits ingénieux et chimériques. Le désir de revoir l’Italie l’ayant ramené à Venise, il est livré à l’inquisition, conduit à Rome, jugé, condamné, brûlé. Quel était le crime de Bruno ? Aucune des pièces de cette sinistre affaire n’a été publiée ; elles ont été détruites, ou elles reposent encore dans les archives du saint-office, ou dans un coin du Vatican, avec les actes du procès de Galilée. Bruno fut-il accusé d’avoir rompu les liens qui l’attachaient à son ordre ? Mais une telle faute ne semblait pas devoir attirer une telle peine, et c’eût été d’ailleurs aux dominicains à le juger. Ou bien fut-il recherché comme protestant, et pour avoir, dans un petit écrit, sous le nom de la Bestia trionfante, semblé attaquer la papauté elle-même ? ou bien encore fut-il accusé seulement de mauvaises opinions en général, d’impiété, d’athéisme, le mot de panthéisme n’ayant pas encore été inventé ? Cette dernière conjecture est aujourd’hui démontrée. Il y avait alors à Rome un savant allemand, profondément dévoué au saint-siége, qui se fit une fête d’assister au procès et au supplice de Bruno, et qui raconte ce qu’il a vu à un de ses compatriotes luthériens dans une lettre latine plus tard retrouvée et publiée[2], et où l’on voit avec une admiration mêlée d’horreur comment sait mourir un philosophe. Cette lettre est peu connue, et,

  1. M. Wagner a publié en 1830, à Leipzig, en deux volumes, les œuvres italiennes de Bruno ; il devait aussi donner une édition de ses écrits latins : il l’a commencée, mais non terminée.
  2. Elle a paru pour la première fois en 1701, dans les Acta litteraria de Struve, fascic. V, p. 64.