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mais indépendamment de ce qu’il est si aisé de concevoir sur la difficulté de se convenir, la multiplicité des rapports de tout genre qui dérivent des intérêts communs offre mille occasions de se blesser, qui ne naissent pas du sentiment, mais finissent par l’altérer. Personne ne sait à l’avance combien peut être longue l’histoire de chaque journée, si l’on observe la vérité des impressions qu’elle produit, et dans ce qu’on appelle avec raison le ménage, il se rencontre à chaque instant de certaines difficultés qui peuvent détruire pour jamais ce qu’il y avait d’exalté dans le sentiment. C’est donc de tous les liens celui où il est le moins probable d’obtenir le bonheur romanesque du cœur. » Mme de Gasparin trouvera sans doute ce langage bien froid et bien positif ; il est vrai que Mme de Staël ne poursuivait pas, comme elle, la régénération de l’union conjugale. Soyons franc, et disons toute notre pensée : ce livre qui veut régénérer le mariage lui sera plutôt nuisible qu’utile. Ou il en éloignera, parce que, n’établissant pas de milieu entre un idéal sublime et une corruption fangeuse, ceux qui désespéreront d’atteindre au ciel craindront de tomber dans la boue, et jugeront prudent de s’abstenir, ou bien, il séduira quelques jeunes imaginations qui, se croyant la puissance de réaliser une chimère, se jetteront dans le mariage avec enthousiasme, voudront mettre en pratique les doctrines de l’auteur du Mariage au point vue chrétien, et au lieu d’un paradis terrestre qu’on espérait, ne trouvant que le régime cellulaire à deux, elles se désoleront inutilement. Mme de Gasparin me semble donc avoir pris un chemin qui ne vient pas à son but ; car, en dernière analyse, elle éloigne du mariage qu’elle prêche, ou fait couler des larmes qu’elle voulait tarir. Comme la plupart de nos grands réformateurs, elle démolit une réalité qu’elle remplace par une chimère : on dirait que les réformateurs modernes ont fait un pacte avec l’impossible.

Parlerons-nous de la forme ? L’ouvrage de Mme de Gasparin arrive de Genève ; et il serait mal venu à renier sa patrie : il porte son acte de naissance sur chaque page. Il est des lieux où l’on respire un air intellectuel et moral, si l’on peut ainsi parler, dont s’imprègnent les esprits même les plus distingués. La teinte générale qui se répand sur toute une littérature est une sorte de péché originel que tout écrivain porte à son entrée dans le monde. Il n’y a que le génie qui dès le début, s’emparant de ces défauts et de ces qualités communs à tous, se les approprie, les transfigure en quelque manière et les élève du premier coup à une originalité puissante. Le talent ar-