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sentimens par de courtes réponses. Il ajoutait que l’ame ne se connaît nullement elle-même, et surtout qu’étant finie, elle peut encore moins connaître les attributs de l’infini. Comment donc faire sur cela des démonstrations ? « Pour moi, disait Malebranche en terminant, je ne bâtis que sur les dogmes de la foi, dans les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par mille raisons, qu’ils sont solidement posés. Si j’ai découvert quelques vérités théologiques, je le dois principalement à ces dogmes, sans lesquels je me serais égaré comme plusieurs autres qui ne se sont pas assez défiés d’eux-mêmes. Je prie Jésus-Christ, qui est notre sagesse et notre lumière, et sans lequel nous ne pouvons rien, qu’il vous découvre les vérités qui vous sont nécessaires pour vous conduire dans la voie qui conduit à la possession des vrais biens[1]. » C’était un an avant sa mort que le vieux Malebranche se réfugiait ainsi dans la foi. À cette ame contemplative la controverse convenait alors moins que jamais. Dans la jeunesse, dans l’âge mûr, on discute, on combat avec pétulance, avec énergie. À ces deux époques de la vie, la polémique est une source d’émotions, elle exerce vos forces, elle justifie vos idées ; mais plus tard, mais près de la tombe, le dédain des jugemens d’autrui s’empare de l’ame, qui n’a plus d’autre souci que de recueillir toutes ses puissances pour mieux quitter la terre.

Nous blâmons le mépris que M. Bordas-Demoulin prodigue à Locke, et voici pourquoi. Quand un homme a fait avec un livre une impression profonde sur l’Europe et fondé une école, il est impossible que dans l’homme et dans le livre il n’y ait point de la puissance et de la vérité. C’est une mauvaise manière que de juger uniquement les choses humaines par leurs défauts et par les côtés qui vous blessent. Locke n’a pas de rigueur dans la pensée, mais il a de l’étendue ; il n’a pas l’art de systématiser tout ce qu’il voit, mais il aperçoit beaucoup. On a déjà remarqué que, pour lui, la sensation n’est pas la source unique des connaissances, et qu’à côté de la sensation il avait mis la réflexion. Or il y a dans l’Essai sur l’entendement humain quelque chose de plus décisif. Dans le quatrième livre, qui est consacré tout entier à la théorie de la connaissance, Locke établit expressément que nous avons la connaissance de notre propre existence par intuition, celle de l’existence de Dieu par démonstration, et celle d’autres choses par sensation. Plus loin, il s’attache à démon-

  1. Cette correspondance, d’un véritable intérêt pour l’histoire de la philosophie, a été publiée pour la première fois en 1841, sur les manuscrits originaux, par M. Feuillet de Conches.