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DU CARTÉSIANISME ET DE L’ÉCLECTISME.

gique que pour opposer Aristote à Descartes et se parer du titre de savant universel[1]. Dans ces paroles il y a une grande légèreté. Comment M. Demoulin, qui a beaucoup lu Leibniz, ne s’est-il pas rappelé le premier chapitre des Nouveaux Essais sur l’entendement humain, où l’un des interlocuteurs, Théophile, parle ainsi : « Il faut que je vous dise pour nouvelle que je ne suis plus cartésien, et que cependant je suis plus éloigné que jamais de votre Gassendi, dont je reconnais d’ailleurs le savoir et le mérite ? J’ai été frappé d’un nouveau système dont j’ai lu quelque chose dans les journaux des savans de Paris, de Leipzig et de Hollande, et dans le merveilleux dictionnaire de M. Bayle, article de Rorarius. Depuis, je crois voir une nouvelle face de l’intérieur des choses. Ce système paraît allier Platon avec Démocrite, Aristote avec Descartes, les scolastiques avec les modernes, la théologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous côtés, et que puis après il va plus loin qu’on n’est allé encore. » Voilà la clé de la philosophie leibnitzienne. Cette philosophie, dans la pensée de son auteur, était la conclusion pacifique du mouvement insurrectionnel de Descartes ; elle était aussi la résurrection nécessaire des résultats de la sagesse antique, laissée dans un injurieux oubli ; elle était enfin une prétention hardie à des résultats meilleurs. C’est la destinée de tous les novateurs d’être à moitié suivis, à moitié contredits par des éclectiques. Après Aristote et Platon, quelle nuée de conciliateurs ! Leibnitz, qui vaut bien à lui seul une armée de philosophes, entreprend de terminer la révolution cartésienne par une transaction qu’il estime satisfaire aux prétentions légitimes de tous les grands systèmes aussi bien qu’à toutes les exigences de la raison et de la foi. La transaction a été déchirée par Kant, qui a joué dans le dernier siècle un rôle révolutionnaire analogue à celui de Descartes, et nous avons vu de nos jours Hegel, reprenant par d’autres voies l’œuvre de Leibnitz, développer un système avec lequel il ambitionnait d’embrasser et de concilier tout. Quant à Schelling, il est probable qu’il finira comme Malebranche, sans vouloir discuter, et dans le sein de la foi.

M. Bordas-Demoulin a méconnu les raisons de premier ordre pour lesquelles Leibnitz s’est tant occupé d’Aristote et de toute l’antiquité, mais hâtons-nous de dire qu’à cette méprise, à cette lacune il y a dans son livre d’heureuses compensations. La critique de la monadologie est pleine de profondeur. L’influence que les théories de

  1. Tome II, page 414.