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Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 4.djvu/974

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les têtes ; il faisait aussi éventrer devant lui les seigneurs et les paysans, et les médecins lui expliquaient l’anatomie, dont il était grand admirateur.

Pierre avait un profond dédain de ce qui était russe. Usages, lois, langue même, il voulait tout détruire. Il poursuivit ce dessein jusque dans les moindres détails avec une inflexible logique et une brutale rigueur. Les hommes furent obligés de se couper la barbe. Les femmes reçurent l’ordre de suivre les modes étrangères. Pierre alla jusqu’à prescrire le mouvement de tête et de bras qu’elles devaient faire en entrant dans un salon, et le mot allemand que l’étiquette nouvelle obligeait à prononcer. Il réforma aussi, d’après les idées européennes, le code, les impôts, les finances, les tribunaux, et substitua la procédure secrète au jury, infatigable qu’il était à abolir les coutumes slaves.

Le tsar professait également un souverain mépris pour l’église ; elle tomba, sous ses insultes, dans la dernière abjection. Pierre, dans ses lettres, ne désigne jamais les prêtres que par l’expression de barbes de bouc. Les évêques vinrent, après la mort du patriarche, lui demander d’en nommer un nouveau : il refusa, et répondit en frappant sur son front : « Voici votre patriarche, votre pape et votre Dieu. » Il y gagna d’être le chef spirituel de l’empire ; les consciences lui furent asservies ; l’homme devint tout entier esclave, et même dans la prière, ce suprême asile de la liberté, il se trouva sous le despotisme du tsar. Pierre confisqua tous les biens du clergé. Il sentait une répulsion instinctive contre les moines. Que voulait dire en Russie un homme qui ne sert pas l’empereur, qui a un autre chef, pauvre, content de son indigence, indifférent à la faveur ou à la colère du prince, craignant Dieu seul ? Il est dans une sorte d’insubordination. — Un évêque, docile instrument du tsar, engageait les moines à s’occuper de jardinage, à soigner les malades, surtout à se bien garder de scruter les mystères de la foi. « Pourquoi apprendre ? pourquoi lire ? Le petit recueil que vous avez contient tout ce qu’il vous faut savoir. » Pierre défendit aux religieux d’écrire des chroniques ; il leur interdit même d’avoir des plumes et de l’encre sans une permission expresse de l’évêque.

L’empereur dénationalisait la Russie, imposait violemment les coutumes européennes, transportait la capitale au milieu des tourbières de la Néva, créait un port et une flotte sur la Baltique, et tout ployait sous son énergie, lorsqu’il rencontra chez son fils une résistance imprévue. Il brisa l’obstacle. Cette triste histoire n’a pas encore été comprise. Les Russes n’osent pas la révéler : les actes officiels en sont soigneusement renfermés dans les archives secrètes. Les étrangers, flattant le pouvoir, ont fait d’Alexis un fou et un imbécile. Cette lutte n’est pas seulement celle du tsar et de son fils ; la tragédie est plus vaste : c’est le génie slave qui se débat en vain une dernière fois contre le despotisme moscovite. Alexis, dans son malheur, représente tout un peuple.

Alexis, né de la première femme de Pierre, était Russe par caractère et par éducation. Sa mère l’éleva dans la dévotion. Il s’entourait de moines ; il