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MANCHESTER.

exclut les relations de société ; c’est une espèce d’absentéisme local. Il arrive ainsi que, les comptoirs se fermant et les pulsations des machines s’arrêtant à la chute du jour, tout ce qui était la pensée, l’autorité, la force impulsive, l’ordre moral dans cet immense atelier, disparaît sur l’heure. La couche supérieure de la société se replie sur les campagnes ; Manchester est abandonné jusqu’au lendemain aux ouvriers, aux cabaretiers, aux mendians, aux malfaiteurs, aux filles de joie et à la police, qui doit faire régner dans ce pêle-mêle un peu d’ordre matériel[1].

Comment cette population va-t-elle employer les deux ou trois heures qui lui restent entre le travail de la manufacture et le sommeil ? Il semble qu’après une journée de quatorze heures, durant laquelle le mari travaillant d’un côté, la femme et les enfans de l’autre, le ménage est forcément dissous, les membres de la famille devraient être heureux de se retrouver et de respirer un moment ensemble ; mais le foyer domestique, par la faute des circonstances autant que par la faute des habitudes, n’a pas de charmes pour l’ouvrier. Après un repas fait à la hâte, hommes, femmes, enfans, errent dans les rues ou s’acheminent vers les cabarets. Quand on parcourt le soir les quartiers pauvres d’Angel-Meadow, de Garden-Street, de New-Town, de Saint-George-Road, d’Oldham-Road, d’Ancoats-Street et celui que l’on désigne sous le nom de Petite-Irlande, l’on aperçoit les portes des maisons ouvertes, et la foule vous coudoie ; si le temps est froid ou pluvieux, le cabaret se remplit et la rue se vide ; par un temps serein, c’est la voie publique qui fait tort au cabaret.

On distingue aisément, au milieu de ces multitudes, les ouvriers irlandais d’origine, qui sont au nombre de 35,000 à 40,000 à Manchester[2]. Les Anglais vont par petits groupes ou s’isolent entre eux, à moins qu’ils n’aient à débattre un intérêt commun et du moment, tel qu’une augmentation des salaires ou une réduction dans les heures du travail. Les Irlandais sont perpétuellement à l’état d’agitation. Souvent ils s’assemblent par centaines au coin de la route d’Odham, et d’Ancoats-Street. Un d’entre eux lit à haute voix les nou-

  1. Selon un recensement fait en 1836, les ouvriers représentaient à Manchester 64 pour 100 de la population totale ; à Salford, 74 ; à Bury, 71 ; à Ashton, 81 ; à Stalybridge, 90 ; à Dukingfield, près de 95. Le chiffre fixé pour Manchester paraît être au-dessous de la vérité ; la population ouvrière doit y représenter 70 ou 75 pour 100 du nombre des habitans.
  2. Sur une population de 1,667,000 habitans le comté de Lancastre compte 21,000 Écossais et plus de 105 mille Irlandais.