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REVUE MUSICALE.

qui effacent toute renommée autour d’eux ; mais cette chance, du reste fort aventurée, pour combien d’autres, et de plus périlleuses, ne l’échangerait-il pas en retournant à l’Opéra, à ce théâtre où, s’il nous en souvient, on lui donnait, il y a trois ans, une représentation à bénéfice pour le décider à quitter la place ? Du manque absolu de chanteurs devait naturellement résulter la disette de partitions. Tous les maîtres n’ont pas le courage de M. Donizetti, auquel son inépuisable fécondité donne des priviléges exceptionnels. Raisonnablement le musicien étourdi, accoutumé à tenter quatre ou cinq fois la fortune dans la même année, aurait mauvaise grace à se montrer aussi sévère sur ses moyens d’exécution que l’homme scrupuleux qui conçoit et médite son œuvre dans les veilles. Qu’importe une défaite à M. Donizetti ? s’il échoue aujourd’hui, demain lui fournit sa revanche, et le succès de Maria di Rohan le console de la chute de Dom Sébastien. En est-il ainsi de tout le monde, de M. Meyerbeer par exemple ? et quand l’auteur des Huguenots aura compromis sans nécessité une des plus belles gloires musicales de ce temps-ci, qui le dédommagera de sa mésaventure, lui génie discret et patient, dont la pensée a besoin, pour s’exercer, de certaines conditions normales ? Il faudra donc que l’impression de cet échec pèse sur sa tête jusqu’au jour de la réhabilitation et mine désormais l’édifice de sa renommée qu’il lui a tant coûté d’élever. M. Meyerbeer tient en réserve deux ouvrages entièrement terminés, le Prophète et l’Africaine ; ces deux ouvrages, personne plus que lui ne souhaite de les voir représenter au plus tôt ; il faut même que le côté ridicule de ces éternelles allées et venues ait bien frappé l’illustre maître pour qu’il promette de se contenter de Mme Stoltz, et borne désormais ses prétentions à la demande d’un nouveau ténor. Reste à savoir où on le trouvera, ce ténor fantastique. On voit par là que les retards dans la mise en scène de cette partition, qui semble l’unique planche de salut à laquelle puisse encore s’attacher la fortune de l’Opéra, ne viennent point du fait de l’auteur du Prophète, bien qu’au dire de certaines gens M. Meyerbeer se plaise à multiplier les embarras et les obstacles, parce qu’il redoute au fond de l’ame de livrer bataille une troisième fois.

Si grave et si solennelle que soit une pareille épreuve dans les circonstances actuelles, nous ne pensons pas que M. Meyerbeer doive la craindre ; notre opinion est au contraire qu’il l’appelle de tous ses vœux et la regarde comme une délivrance, en ce sens que, chez un maître de son organisation, deux œuvres capitales inédites encombrent toujours un peu. D’ailleurs, pour un génie si épuisé que de pareilles suppositions sembleraient l’indiquer, M. Meyerbeer donnait l’hiver dernier à Berlin de singulières marques d’inspiration, et qui plus est de promptitude dans l’inspiration, en écrivant en moins d’un mois un intermède dramatique qui vaut à lui seul un opéra en trois actes. Cet intermède, spécialement composé pour un royal anniversaire de la cour de Prusse, dont M. Meyerbeer est le maître de chapelle, s’appelait la Fête de Ferrare ; le poète national des Hohenstauffen, Raupach, en avait tracé le programme, espèce de divertissement grandiose où figuraient tous les