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POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

connaître, il tournait la lumière vers l’endroit faible, vers le vice radical de son système. Donner ainsi un objet voisin de comparaison, rendre possible un contrôle immédiat, c’était aller se heurter contre la réalité. Réalité, vérité n’était-ce pas précisément ce qui manquait à toute cette école, à la tragédie qui s’était enfermée dans un langage de convention, au drame qui n’aimait pas à se risquer hors des limites connues de certains sentimens. Or, aller prendre tout à côté de soi des évènemens de la vie ordinaire, c’était jeter dans cette liqueur brillamment colorée la goutte d’acide qui décompose. Sans doute, il était bien naturel que le génie plébéien trouvât enfin sa place dans l’art d’un temps démocratique ; mais Chénier, qui méprisait tant l’étiquette de cour, n’osa pas violer la rigoureuse étiquette de la tragédie. Écoutez plutôt la servante de Calas. Elle aussi, elle parle cette langue apprêtée et abstraite, ce jargon solennel, cette vague métaphysique de périphrases qui s’adressent toujours à l’oreille et qui la fatiguent. De grands mots pour de petites choses, des antithèses enfantines, mille détours tantôt élégans, tantôt gênés, afin d’éviter la franchise du style, et, pour tout dire en un mot, le précieux de l’emphase, voilà le procédé habituel. Je veux croire que ce sont là des bourgeois, puisque vous l’assurez ; mais, de grace ôtez les noms propres, changez les costumes, transportez la scène à Rome ou à Sparte, et veuillez me dire s’il y aura un mot à raturer dans toutes vos périodes. Qu’est-ce, je le demande, qu’une familiarité pompeuse, qu’est-ce qu’un homme du peuple arrondissant des phrases cadencées ? Vraiment on avait réalisé dans la tragédie la chimère de la langue universelle : tous les temps, tous les peuples, tous les hommes s’y exprimaient absolument de la même manière. Ce qui a manqué à toute cette littérature, et en particulier à la littérature révolutionnaire, ç’a été un écrivain qui traitât l’art comme Roland traita la royauté. Le jour où quelqu’un put entrer aux Tuileries avec des souliers sans boucles, une révolution fut consommée. C’est un conseil analogue qu’on est tenté de donner à Chénier. Heureusement il a écrit Tibère.

Calas choque parce qu’on y voit la décoration de près ; avec Caïus-Gracchus, au contraire, Marie-Joseph retrouva le lointain convenable, l’horizon romain, et par conséquent tous ses avantages. Cette pièce, donnée en février 92, eut un succès prodigieux ; Monvel était superbe dans le rôle de Caïus. L’énergie sonore de ce drame sans action, cette fière ostentation de patriotisme, cette fièvre d’héroïque liberté exprimée dans une mâle poésie, ce délire enfin des grands sentimens, cette passion violente de l’égalité, remuaient profondément la foule. Il