Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 5.djvu/319

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
315
POÈTES MODERNES DE LA FRANCE.

tume d’ailleurs s’était retirée de son caractère et de ses relations. On le trouva plein désormais de bienveillance et d’aménité. C’est ainsi que son caractère même, comme son talent, avait beaucoup changé avec l’âge, avec l’expérience de la vie. Oubliant son humeur hargneuse et toutes ses collisions d’autrefois, il s’appliquait à réparer ses torts, il allait au-devant des réconciliations. Aux séances même de l’Académie, où son ton rogue et son opiniâtreté avaient si souvent amené des disputes, il finit par ne plus apporter que des formes douces et prévenantes : on ne le vit même plus s’échapper en aigres personnalités contre le vieux Morellet, et il cessa d’échanger avec Suard ce feu roulant d’épigrammes acérées qui n’avait guère eu de trêve depuis la censure de Charles IX. Obligeant, généreux au point d’oublier lui-même qu’il était pauvre[1], il n’avait plus la même susceptibilité farouche. C’est ainsi que, M. Nodier ayant écrit une satire où Marie-Joseph était attaqué, Marie-Joseph la lut, la trouva bonne, se laissa présenter le jeune homme par un tiers, et remplaça lui-même, dans le morceau, plusieurs vers par des vers meilleurs. Nous sommes loin de l’âpreté et des emportemens du début. Chénier, au goût de M. Arnault, commençait à donner dans l’excès contraire.

C’est ce retour vers les sereines régions de l’indulgence, c’est cette modération finale qui firent désigner Chénier par ses collègues comme rédacteur du Tableau de la Littérature française depuis 1789. Napoléon avait demandé à l’Institut un vaste rapport sur le progrès des sciences et des lettres depuis la révolution, et ce morceau devait en faire partie. Apprécier des écrivains vivans est toujours une tâche délicate. En désignant pour la remplir un poète connu par des écrits satiriques, un homme dont la vie elle-même avait toujours eu un caractère polémique, l’Académie rendait un hommage marqué et direct à l’heureuse transformation du caractère de Chénier. Chénier y fut sensible, et ce témoignage de confiante estime lui fut un soulagement dans les angoisses de ses derniers jours. C’est la plume d’un mourant qui a tracé le Tableau : cette plume pourtant ne tremble point, elle n’est, devant la mort, que plus ferme et plus sûre d’elle-même. Jusque-là, en effet, Marie-Joseph n’avait été qu’un prosateur très médiocre : l’emphase gâtait ses discours de tribune, la colère même ne donnait

  1. Ainsi Barrère, dans ses Mémoires, raconte qu’il fit vendre à vil prix son magnifique exemplaire du Voltaire de Kehl pour soulager sur l’heure un écrivain malheureux. M. Nodier a vu Chénier, au moment où la nécessité le forçait à vendre ses livres, emprunter 1,800 francs pour acheter la bibliothèque de Laujon, qui était dans le besoin et qui s’était adressé à lui.