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de M. de Chénier le tribut du respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres ! Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu’un puissant monarque élève aux mânes de nos rois et de leurs dynasties outragées.

« Ah qu’il eût été plus heureux pour M. de Chénier de n’avoir point participé à ces calamités publiques qui retombent enfin sur sa tête ! Il a su, comme moi ce que c’est que de perdre, dans les orages populaires, un frère tendrement aimé ! Qu’auraient dit nos malheureux frères, si Dieu les eût appelés dans le même jour à son tribunal ? S’ils s’étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute : « Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentimens d’amour et de paix. La mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie. » Tels auraient été leurs cris fraternels.

« Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles, qui me consolent plus que son ombre, il serait sensible à l’hommage que je rends à son frère, car il était naturellement généreux. Ce fut même cette générosité de caractère qui l’entraîna vers des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu’elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius ; mais bientôt trompé dans ses espérances, son humeur s’aigrit, son talent se dénature. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentimens affectueux qui font le charme de la vie ? Heureux s’il n’eût vu d’autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né ! s’il n’eût contemplé d’autres ruines que celles de Sparte et d’Athènes ! Je l’aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse ; ou bien, puisqu’il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus porté par nos tempêtes ? Le silence des forêts aurait calmé cette ame troublée, et les cabanes des sauvages l’eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vains souhaits ! M. de Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint jeune encore, d’une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s’incliner lentement sur la tombe… »

J’ai laissé volontiers la parole à M. de Châteaubriand, mais je n’oserais pas la reprendre après lui.


Charles Labitte.