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raconté qu’il assista un jour à une représentation de Bérénice avec d’Alembert, et que la pièce leur fit à tous deux un plaisir auquel ils s’attendaient peu. Il y a eu de cette agréable surprise pour plus d’un spectateur d’aujourd’hui ; à la lecture, on n’y voit guère qu’une ravissante élégie ; à la représentation, quelques-unes des qualités dramatiques se retrouvent, et l’intérêt, sans aller jamais au comble, ne languit pas.

Érudits comme nous le sommes devenus et occupés de la couleur historique, il y a pour nous, dans la représentation actuelle de Bérénice, un intérêt d’étude et de souvenir. Voilà donc une de ces pièces qui charmaient et enlevaient la jeune cour de Louis XIV à son heure la plus brillante, et l’on s’en demande les raisons, et, tout en jouissant du charme quelque peu amolli des vers, on se reporte aux allusions d’autrefois. Elles étaient nombreuses dans Bérénice, elles s’y croisaient en mille reflets, et il y a plaisir à croire les deviner encore. Voltaire, avec son tact rapide, a très bien indiqué la plus essentielle et la plus voisine de l’inspiration première. « Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, dit-il, voulut que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu’une victoire obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre : elle se ressouvenait des sentimens qu’elle avait eus long-temps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur, mirent un frein à leurs désirs ; mais il resta toujours dans leurs cœurs une inclination secrète, toujours chère à l’un et à l’autre. Ce sont ces sentimens qu’elle voulut voir développés sur la scène autant pour sa consolation que pour son amusement. » On sait en effet, par l’intéressante histoire qu’a tracée d’elle Mme de La Fayette, combien Madame et son royal beau-frère s’étaient aimés dans cette nuance aimable qui laisse la limite confuse et qui prête surtout au rêve, à la poésie. L’adorable princesse qui put dire à son lit de mort à Monsieur : Je ne vous ai jamais manqué, aimait pourtant à se jouer dans les mille trames gracieuses qui se compliquaient autour d’elle, et à s’enchanter du récit de ce qu’elle inspirait. Racine, un peu plus que Corneille sans doute, dut pénétrer dans ses arrière-pensées ; il est permis pourtant de croire que ce que nous savons aujourd’hui assez au net par les révélations posthumes était beaucoup plus recouvert dans le moment même, et qu’en acceptant le