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L’ÎLE DE BOURBON.

pour pointe extrême le Piton-Rond, de forme conique, au pied duquel s’étendent de splendides sucreries. Rien n’est triste et mélancolique comme cette plage bornée par une barrière de lave que la mer attaque sans cesse avec un bruit lamentable. Des routes praticables pour les chariots contournent les hauteurs jusqu’aux environs de l’anse aux Cascades, creusée au pied du Piton-Rouge. On est arrivé au désert qui sépare les deux parties de l’île, en s’interposant entre elles sur toute la pointe sud-est.

Ce désert, ce sont les Brûlés anciens et nouveaux ; là, le chemin cesse de mériter son nom de route royale. Au-delà de la rivière du Bois-Blanc, commencent des forêts singulières, assises sur des laves qu’on croirait à peine refroidies ; ces laves sont transparentes comme le verre, au point de faire craindre qu’elles ne se brisent sous les pieds des chevaux, ou ne fléchissent comme une matière encore en fusion. Une végétation extraordinaire s’est développée sur ce sol jadis couvert d’une couche de feu ; parmi les arbres torturés dont le tronc noueux reproduit tous les efforts des racines qui se tracent un passage sous cette croûte solide, parmi les crevasses où les eaux pluviales se conservent transparentes sous les branchages enchevêtrés, se dresse le tronc blanc du takamaka, dépouillé de son écorce, mort depuis long-temps. C’est sans doute la présence multipliée de ces squelettes de la forêt qui a fait donner à la localité le nom de Bois-Blanc. À mesure qu’on gravit la colline, la route disparaît sous les fougères, sous les herbes, sous une épaisse moisson de graminées plus hautes que la tête du cavalier. De petits nègres, perdus dans ces gigantesques touffes de plantes tropicales, s’appelaient, comme des perdreaux dans les blés, quand je débouchai au trot sur la cime du Rempart, limite de la forêt. Je fis halte dans une cabane, où deux créoles au chapeau pointu préparaient des lignes de pêche. Tandis que je déjeunais avec un poisson enveloppé dans une feuille de bananier et un morceau de pain détrempé par la pluie, mon guide changeait le vin en eau, c’est-à-dire qu’il remplissait au ruisseau voisin une bouteille vidée par lui sur la route. Après le nuage reparut le soleil. Les deux créoles descendirent vers la mer, et bientôt je pus les voir, perdus à des profondeurs infinies au-dessous de l’escarpement où je me reposais, sauter avec leur frêle pirogue sur les vagues agitées ; ils retirèrent de l’eau, au bout des lignes, de ces beaux poissons d’un rouge brillant qui fourmillent autour de l’île. La pêche est pour les petits blancs une véritable passion ; s’ils n’ont pas de pirogue, ils s’en vont à l’embouchure des rivières prendre dans des filets les petits poissons