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LITTÉRATURE DU MOYEN-ÂGE.

captivité, bravant la mort et la torture, et disant à ceux qui l’en menacent, comme eût dit un martyr des premiers âges du christianisme : « Je suis votre prisonnier, vous pouvez de moi faire votre volonté. » Les infidèles lui demandent un serment, et, bien que décidé à le tenir, il refuse de le prêter, parce que les imprécations qu’il aurait fallu prononcer contre ceux qui l’auraient violé lui semblaient une profanation de la croix.

Touchant la prise de Constantinople, on peut comparer au récit de Villehardouin celui du Grec Nicetas, qui ne voit dans les croisés que des impies qui profanent les églises, des barbares qui détruisent les monumens, des ennemis du beau. La narration de Joinville, rapprochée de celles des historiens arabes, n’offrira pas un si grand contraste. Ici les croisés avaient à faire à des ennemis plus généreux ; si la haine des Grecs, excusable contre des vainqueurs, avait méconnu l’héroïsme des Francs, et n’avait vu que la brutalité qui l’accompagnait, l’enthousiasme religieux et national des écrivains mahométans n’a pu être aveugle aux vertus de saint Louis. Déjà les musulmans avaient su apprécier la vaillance du roi Richard ; cette vaillance était devenue proverbiale dans l’Orient, et, comme nous l’apprend Joinville, « quand un cheval s’effrayoit d’un buisson, on lui disoit : Cuides-tu (penses-tu) que ce soit le roi Richard ? » De même, les Sarrasins rendirent hommage à l’héroïque constance du roi prisonnier, qu’ils appelaient comme par excellence le Français. Des anecdotes, peut-être légendaires, que rapportent les historiens arabes, le montrent conservant sa noblesse et sa fierté dans le malheur. Ces historiens lui font refuser les vêtemens d’honneur que lui envoyait le sultan, et répondre qu’il était aussi riche en domaines que son vainqueur, et qu’il ne lui convenait pas de revêtir les habits d’un autre. Suivant M. Reynaud tous les historiens, excepté un seul, Macrisi, représentent le caractère du saint roi sous un jour avantageux, et proclament la fermeté de son ame ; tous rendent hommage à sa piété. « Il était très pieux, dit l’un d’eux, et c’est de là que les chrétiens avaient tant de confiance en lui. » Il était donc un saint, même pour ses ennemis, et s’est vu presque canonisé par les infidèles. Dans une anecdote rapportée par l’historien Gemal-Eddin, on retrouve jusqu’à cette bonhomie mêlée de finesse ingénue que Joinville excelle à retracer.

« Un émir dit un jour à saint Louis, suivant Gemal-Eddin, qui tenait le fait de l’émir lui-même, comment a-t-il pu venir dans l’esprit d’un homme aussi pénétrant et aussi sensé que le roi de se confier ainsi à la mer sur un bois fragile, de s’engager dans un pays musulman dé-