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REVUE DES DEUX MONDES.

II.

Le voyageur (M. de Warren n’a pas d’autre titre encore) parcourt toute la province d’Aurangabad jusqu’aux caves d’Ellorah. Dans ce tour, il se façonne de plus en plus aux habitudes asiatiques. Ce qu’il apprend lui-même chemin faisant, ce qu’il voit, ce qu’il admire, toutes ces impressions sans cesse renouvelées auxquelles on s’habitue trop bien en voyage pour ne pas les regretter un jour dans le calme de la vie, forment comme les pages d’un album charmant. Le lecteur les feuillettera avec plaisir, et nous ne pouvons résister au désir d’en extraire cette curieuse esquisse des mœurs des bheels, sorte de voleurs dont l’adresse incroyable déjoue toutes les précautions. Déjà Jacquemont les avait peints ainsi : « Ils rampent à terre dans les fossés, dans les sillons des champs, imitent cent voix diverses, réparent, en jetant le cri du jackal, un mouvement maladroit, puis se taisent, et un autre, à quelque distance, imite le glapissement de l’animal dans le lointain. Ils tourmentent le sommeil par des bruits, par des attouchemens, et font prendre au corps et à tous les membres la position qui convient à leurs desseins. » C’est ainsi qu’ils dépouillent le voyageur du drap même dans lequel il s’enveloppe durant son sommeil. Ce fait, pour parâtre incroyable, n’en est pas moins vrai ; nous l’avons entendu de la bouche même d’un collecteur qu’un de ces bheels était parvenu à jeter, au moyen d’un parfum très subtil, dans une somnolence léthargique. Laissons du reste M. de Warren achever le tableau : « Les mouvemens du bheel sont ceux du serpent ; dormez-vous dans votre tente, dont un domestique, couché en travers de chaque porte, défend l’entrée : le bheel viendra s’accroupir en dehors, à l’ombre et dans un coin, où il pourra entendre la respiration de chacun. Dès que l’Européen s’endort, le voleur est sûr de son fait ; l’Asiatique ne résistera pas long-temps à l’attrait du sommeil. Le moment est venu ; le bheel fait à l’endroit même où il se trouve une coupure verticale dans la toile de la tente ; il passe comme une ombre sans faire crier le moindre grain de sable. Il est parfaitement nu, son corps est tout huilé ; un couteau poignard est suspendu à son cou. Il se blottira près de votre couche, et avec un rare sang-froid et une dextérité incroyables il pliera le drap à très petits plis près du corps, de manière à occuper le moins de surface possible. Cela fait, il passe de l’autre côté et