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SOUVENIRS D’UN NATURALISTE.

nous tenons compte de ceux de la trompe et de la tête, nous trouverons que l’animal entier est mis en mouvement par plus de trente mille muscles.

Certes voilà une anatomie compliquée ; aussi avons-nous examiné des espèces qui se rapprochent le plus du type virtuel des annélides. C’est un terme de comparaison fort élevé dans le groupe, et la division du travail y est portée très loin. Prenons maintenant cette doyérine, qui me rappelle les roches de Chausey. Bien qu’elle n’ait que quelques lignes de long, notre microscope va lui donner plusieurs pieds, et nous distinguerons très facilement ses organes grossis dans la même proportion. Eh bien ! voici déjà une simplification manifeste : la peau s’est convertie en une pellicule diaphane, les muscles du tronc se fondent en deux ou trois plans à peine distincts ; ceux des cloisons interannulaires n’existent plus et sont remplacés par une simple membrane ; ceux des pieds ne sont plus que des cordons homogènes de substance contractile. L’appareil digestif, le système nerveux, sont à peu près les mêmes ; en revanche, les organes circulatoires se réduisent à un seul tronc dorsal, et les organes de la respiration ont disparu. Observons maintenant cette aphlébine, prise dans les corallines de Bréhat. Ici la dégradation est bien plus manifeste encore : le corps ne forme plus qu’un sac où flotte un intestin presque droit ; il n’y a plus de cloisons intérieures, plus d’organes circulatoires, et le liquide interne qui représente le sang n’est mis en mouvement que par des bandes de cils vibratiles placés en écharpe à la base de chaque pied.

Pour voir la dégradation du type des annelés atteindre sa dernière limite, il faut pénétrer dans la classe des vers proprement dits. Ici la plus grande taille s’unit souvent à une extrême simplicité d’organisation, circonstance qui ne se présente nulle part ailleurs à un aussi haut degré, pas même peut-être chez les rayonnés. La grande némerte nous en offre un exemple remarquable. Qu’on se figure un animal de trente à quarante pieds de long, large de cinq à six lignes, plat comme un ruban de fil, d’une couleur brune ou violâtre, lisse et luisant comme un cuir verni ; telle est la némerte dont personne n’avait encore étudié l’anatomie, bien qu’elle fût connue déjà depuis plusieurs années. C’est sous les pierres, dans le creux des rochers, qu’on rencontre ce ver gigantesque roulé, pelotonné sur lui-même, et formant mille nœuds inextricables en apparence, qu’il noue et dénoue sans cesse par la contraction de ses muscles. Cet animal se nourrit en suçant les anomies, espèce de petites huîtres plates, adhérentes aux corps sous-marins. Quand il a épuisé celles qui se trouvent autour de lui, quand il veut