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L’ISTHME DE PANAMA.

tement, malgré les précipices affreux et les bêtes féroces, malgré les flèches empoisonnées des Indiens, les angoisses de la faim et la rudesse indomptable du climat dans les cols de la chaîne des Andes. À trois siècles tout juste en arrière de nous, il n’avait pas à appeler et à exciter les hommes entreprenans ; il n’avait qu’à les laisser faire. Quel fléau n’a pas été Philippe II, et quelle malédiction n’a pas mérité sa mémoire !

Qu’on me permette une autre réflexion : nul moins que moi n’est porté à déprécier le temps présent. Le genre humain, en ce siècle, se montre grand par l’audace et l’étendue de ses entreprises sur la nature qui l’entoure, sur la planète qui lui a été donnée pour demeure. Il est vraiment doué d’une puissance de mise en œuvre qui excite mon admiration et mon respect. Une circonstance pourtant me frappe et humilie ma vanité d’enfant du XIXe siècle. Ce canal de l’isthme, au tracé duquel nous venons enfin d’arriver, les conquistadores espagnols en avaient eu la révélation et en avaient conçu le dessein. En 1528, quinze ans seulement après que l’existence de la mer du Sud avait été constatée de visu, un canal avait été proposé précisément par ce même tracé, du Rio de Chagres, du Rio Trinidad, et du Caïmito ou du Rio Grande ; mais on n’y avait plus songé depuis. Quelque endormeur de la civilisation avait sans doute dit à Madrid que c’était difficile, impraticable, ou, qui sait ? funeste au maintien de la puissance espagnole ; chacun l’avait répété ; il y avait eu chose jugée. Et voilà que cette même idée reparaît de nos jours comme une nouveauté, pour recevoir, je l’espère, la sanction de la pratique. La civilisation est comme un trésor que les nations successivement portent en avant de station en station, en y ajoutant sans cesse des richesses nouvelles tirées du fonds de leur génie, et que quelquefois il faut sauver à la hâte, comme le pieux Énée emportait ses pénates du sac de Troie. Mais le faix est lourd : il faut, pour le mouvoir, de robustes épaules sous lesquelles s’agite un grand cœur. À certains instans, des peuples noblement inspirés ou poussés par le flot du genre humain tout entier le déplacent et le portent en un clin d’œil bien au-delà des limites aperçues par leurs devanciers. D’un bond, l’on croirait qu’ils vont franchir l’espace qui nous sépare du but définitif ; lorsque tout à coup, par l’épuisement de leurs forces, ou à la suite de quelques grandes fautes qui les troublent, ou par l’effet d’un vice dans leur tempérament, ou bien par l’égoïsme et l’ineptie de leurs chefs, on les voit chanceler dans leur marche, et le rôle sublime de cory-