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LA POÉSIE SYMBOLIQUE ET SOCIALISTE.

Il est une qualité qu’on voit toujours briller en première ligne lorsqu’une littérature est en progrès ou à son apogée, et qui s’éclipse dès que le déclin commence : c’est la précision. Cette qualité consacre les autres ; elle est le ciment sans lequel les monumens littéraires, si grandioses qu’ils soient d’ailleurs, tombent bientôt en ruines. Ne remontons pas à la source de toute poésie, et ne prenons pas l’antiquité pour exemple ; n’est-il pas facile de prouver, même en ne sortant pas de ce siècle, que les poètes promis à la gloire future savent toujours mesurer l’image à la pensée et tracer des limites savantes à la phrase, au lieu de la laisser déborder à toute fantaisie ? Les grandes lyres, muettes d’hier et déjà couronnées du laurier qui ne se flétrit pas, ont-elles ignoré cette loi du développement contenu, du détail qui dit assez et pas davantage ? Goethe et Byron n’ont-ils pas au contraire possédé à un degré supérieur cette modération dans la puissance, cette réserve dans la force, qui sont le bon emploi du génie. Si c’est là le bon emploi, nous sommes au gaspillage, car notre poésie a rompu ouvertement avec la précision, et ne reconnaît plus ces limites, qui sont la plus habile combinaison de l’art : le style est devenu une mer sans rivages, sine littore pontum.

Quelquefois, et alors on ne saurait avoir des regrets trop amers, c’est lorsque l’inspiration ne fut jamais plus haute, le souffle intérieur plus puissant, qu’on met au jour des œuvres remplies en maint endroit de beautés sublimes, de moins en moins destinées à vivre pourtant, et qui ressemblent à ce pont magnifiquement audacieux, d’une seule arche, qui s’écroula sous le premier passant !

Le mal, aujourd’hui très profond, est venu d’une excellente chose ; il est l’arrière-produit de cette rêverie qui fut d’abord une bonne fortune pour la littérature française. Voyez-vous, dans les allées du Luxembourg ou aux environs de Montmorency, ce promeneur au visage austère qui regarde les passans avec défiance et la nature avec amour ? C’est Jean-Jacques qui, en ce moment-là même, introduit dans notre littérature un élément nouveau, et engendre, dans ce pays de France si sociable et si gai, cette mélancolie amoureuse de la solitude d’où sont sortis quelques beaux ouvrages et une détestable école. Il est vrai que notre langue poétique avait de la raideur et de la sécheresse, et que, pleine de clarté, elle manquait de ces grandes perspectives, de ces lointains horizons qui reposent et charment le regard. Le mouvement commencé par Jean-Jacques et continué avec éclat par Bernardin de Saint-Pierre et M. de Châteaubriand nous apportait ce que nous n’avions pas, et il faudrait le bénir, si en se prolongeant il n’avait