le plan se modifie à mesure, les contradictions de toutes sortes abondent ; quand il n’y a pas lacune, il y a remplissage, et l’on a souvent le sort de cet architecte étourdi qui, ayant commencé de bâtir au hasard, s’amusa aux ornemens inutiles de la façade et n’oublia que l’escalier de la maison[1]. L’histoire des lettres a ses mauvais jours : tantôt on a à déplorer l’absence et tantôt l’abus du talent ; ou, si l’on aime mieux, l’imagination a ses époques de rois fainéans et aussi ses régences. C’est en pleine régence qu’elle est aujourd’hui, et c’est le feuilleton qui l’a menée là par la main. Il serait peut-être curieux d’examiner si, en trahissant ainsi la littérature, la presse quotidienne ne se nuit pas à elle-même, et si les blessures ne sont pas réciproques. Est-il vraisemblable qu’un journal ne perde rien de l’estime et de la considération publiques en étalant chaque matin, comme un mauvais rêve de la nuit, ces productions informes qui portent de si profondes atteintes au bon goût et à la morale, atteintes si difficilement guérissables, comme tout ce qui blesse l’intelligence et le cœur ? Est-il vraisemblable surtout qu’un journal conservera encore qualité pour élever la voix au nom du bon goût qu’on insulte et de la morale qu’on outrage, lorsque pendant deux ans il aura abrité sous son pavillon une marchandise plus que suspecte qu’on lui avait confiée, sachant bien qu’on ne fait jamais plus sûrement la contrebande que dans les carrosses du roi ; lorsque pendant deux ans il aura introduit, dans les lieux jusque-là réservés et inabordables, une corruption qui, pour être déguisée, n’en est que plus dangereuse, et qu’il aura insinué aux endroits les plus tendres de la société, sous le nom de remède, un poison qui brûle et corrode ?
D’écart en écart, l’improvisation aidant, c’est à ce point en effet que le roman en est arrivé : il sert du poison, ou peu s’en faut, avec une fausse étiquette, c’est-à-dire que pour dernière ressource il est devenu licencieux avec des airs de moraliste. Dans sa dernière transformation, qui l’aurait cru ? il n’a pas trouvé d’autre moyen de se renouveler que de ressusciter Mercier et Rétif de la Bretonne. Oui,
- ↑ Un romancier très connu, l’auteur des Mystères de Paris peut-être, publiant un roman-feuilleton, l’intitula d’abord : Histoire fantastique, et vers le cinquième ou le sixième chapitre, virant de bord, substitua au premier titre celui-ci : Histoire contemporaine. Il eût pu laisser les choses en l’état. D’histoire fantastique à histoire contemporaine, il n’y a que la main pour nos romanciers. J’indique le fait pour prouver comment ces architectes littéraires dressent d’avance leurs plans et leurs devis ; on compose son œuvre, comme on la publie, au jour le jour : bien mieux, on s’en vante.