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placer dans l’impuissance de nuire. Chez M. Sue, ce défaut était une vive tendance aux peintures sensuelles et grossières. Comprimée d’abord, cette tendance se fit jour peu à peu ; dans l’île de Chio d’Arthur, elle se montra ouvertement ; dans Mathilde, ce fut un peu plus voilée, quoique trop apparente encore. Le défaut vient enfin d’éclater dans toute son énergie et a tout envahi. Il y avait jusqu’à présent, dans les romans de M. Sue, un fond de cale ; le fond de cale s’est agrandi démesurément, et est devenu le bâtiment tout entier. — Le bâtiment avec un beau mât pavoisé, a été lancé à la mer sous le nom de Mystères de Paris.

Paris est l’objet de la curiosité universelle. C’est le théâtre des grands travaux de l’intelligence et des grandes luttes morales ; le bien et le mal s’y coudoient, et de même que dans le Paris souterrain que nous avons sous nos pieds circulent l’eau pure qui doit nous désaltérer, le gaz qui nous éclairera, et aussi les immondices de la cité, de même, dans la ville qui frappe nos yeux, circulent côte à côte et vont à leur but les vices, les lumières et les vertus. La civilisation y touche à son apogée et y fait éclater les plus étonnans contrastes de luxe et de misère, de grandeur et d’abjection, le tout ensemble quelquefois dans un même acteur, car les statues d’argent y ont souvent des pieds d’argile. Les meilleures comédies y succèdent aux plus terribles drames. Tout s’y produit sous des formes nouvelles et inattendues, et l’observateur profond qui aurait pénétré les secrets de cette société originale, et qui saurait dire comment elle sent, comment elle pense, s’il appelait l’imagination à son secours, pourrait écrire le livre le plus incisif, le plus curieux, le plus profond, dramatique parfois comme Shakspeare, parfois ironique comme Zadig. Avec une imagination riche et contenue, une plume acérée et flexible, on ferait merveille, et le tableau serait une des pages les plus instructives et les plus attachantes de l’histoire de la vie humaine. Mais si au lieu de regarder cette société au visage et au cœur, si au lieu d’étudier les mystères de son esprit et de son ame dans le salon, le boudoir, le cabinet du penseur, la boutique et l’atelier, ce que peut suffire à l’ambition la plus vaste, l’écrivain se plaît surtout à peindre les voleurs et les courtisanes dans les plus minutieux détails de leur existence, il découpe son livre dans le grand livre de la Préfecture de Police, et bien loin de donner les mystères de Paris, il ne donne que les mystères de la prostitution et du crime. Dirai-je toute ma pensée ? Ce livre qu’on aurait pu écrire, et où l’habileté prudente du romancier aurait donné la main à la finesse et à la probité du moraliste, n’aurait pas été salué,