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volontairement un nom supposé : ce n’est plus un vrai soldat de fortune ; c’est un prince déguisé, cachant son nom, comme un autre Joconde, afin de se faire aimer pour lui-même. Ce travestissement d’opéra-comique détruit presque entièrement la beauté du rôle. Ces vers, par exemple, que j’ai cités, et qui sont si beaux dans la bouche d’un véritable soldat de fortune :

Se pare qui voudra du nom de ses aïeux, etc. …

perdent la moitié de leur valeur en perdant leur sincérité. Il faut pourtant convenir que la prestesse du dénouement actuel, qui peut s’effectuer par un simple mot, fort bien dit par Beauvallet, a quelque avantage sur les lenteurs et les ambages de celui de Corneille. Ce grand homme, d’ailleurs, faisait lui-même assez bon marché de son dénouement. Voici comme il en parle dans le curieux examen qu’il a fait de Don Sanche: « Le sujet n’a pas grand artifice ; c’est un inconnu assez honnête homme pour se faire aimer de deux reines. L’inégalité des conditions met un obstacle au bien qu’elles lui veulent durant quatre actes et demi; et quand il faut, de nécessité, finir la pièce, un bonhomme semble tomber des nues pour faire développer le secret de sa naissance… » Et plus loin : « Don Raymond n’a pas de raison d’arriver ce jour-là plutôt qu’un autre, sinon que la pièce n’aurait pas fini, s’il ne fût arrivé. » Quelle admirable bonne foi ! et quelle ingénuité dans le génie ! Croirait-on, après avoir lu ce passage, que Voltaire ait eu le courage d’écrire dans la préface qu’il a mise en tête de Don Sanche : « Corneille suppose toujours, dans tous les examens de ses pièces, depuis Théodore et Pertharite quelque petit défaut qui a nui à ses ouvrages, et il oublie toujours que le froid, qui est le plus grand défaut, est ce qui les tue. » Je demande si Corneille atténue, dans ce qu’on vient de lire, les défauts de Don Sanche, et s’il est possible de se critiquer soi-même avec plus de franchise et une plus admirable bonhomie.

En résumé, je suis convaincu que si Corneille pouvait passer du foyer du Théâtre-Français dans la salle, et voir, de ses yeux de marbre, son Isabelle, si embellie par Mlle Rachel ; s’il pouvait entendre applaudir de nouveau ses beaux vers que la foule avait désappris, ceux, entre autres, de la scène de la provocation, si bien dits par Beauvallet,

Comtes, de cet anneau dépend le diadème[1] ;

  1. Dans la pièce espagnole, la reine donne à Carlos non pas son anneau, mais un bouquet, Voltaire remarque que la bague de Carlos vaut bien l’anneau royal