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traits immobiles, les eût rendus hideux. Par une raison inverse, rien n’est plus déplaisant qu’un mélodrame joué en plein jour, comme on fait en Italie, par exemple à Florence. Notre drame agité, haletant, un peu factice, est fait pour la lumière excitante des bougies ou pour les éblouissantes clartés du gaz. A l’art tranquille, à la fois plus naturel et plus idéal, des anciens convenait mieux la clarté sereine, égale, harmonieuse du soleil.

Les Grecs attachaient, comme on l’a remarqué souvent, une grande importance à la situation de leurs théâtres ; ils faisaient presque toujours en sorte que les spectateurs eussent en perspective un bel horizon[1], la mer comme à Athènes, ou de magnifiques montagnes comme à Corinthe, à Éphèse, à Magnésie, à Sardes. En Sicile, l’Etna offrait un fond de tableau qu’on se gardait de négliger ; l’intention de faire servir ce majestueux sommet à l’embellissement de la scène est bien évidente. A Taormine, la porte royale, située au milieu de la scène, est tout juste dans la direction de la cime du volcan. Qu’on aille à trente lieues de là, à Lentini (Leontium), on verra le théâtre orienté de même, et le cône de l’Etna fumer également au-dessus et au milieu de la scène.

En contemplant les points de vue, toujours admirablement choisis, qui s’offraient aux spectateurs assis dans les théâtres, il m’est venu souvent à l’esprit que l’on pouvait, par la situation de ces monumens, s’expliquer un des caractères dominans du drame antique. Pour nous, ce drame a de singulières lenteurs. L’auteur ne se presse point d’arriver au dénouement, et l’on ne peut dire de lui ce qu’Horace a dit d’Homère : Semper ad eventum festinat, ce qui du reste ne me paraît pas très vrai pour Homère ; mais, outre tous les autres motifs que peuvent avoir les longueurs de la tragédie antique, je ne puis m’empêcher de croire que des spectateurs assis à l’aise en plein air et jouissant d’un magnifique coup d’œil devaient être moins impatiens que nous ne le sommes, serrés dans ces boîtes qu’on appelle des loges ou entassés sur les bancs d’un parterre. Il était commode d’attendre que le sort du héros de la pièce fût décidé en regardant

  1. Je sais qu’on a objecté que le fond de la scène masquait la vue ; mais des gradins supérieurs le regard pouvait passer par-dessus cet obstacle, principalement quand il s’agit d’un horizon de montagne. Les trois portes et les entrecolonnemens de la scène devaient offrir aux regards des échappées sur la mer ou la campagne. Tous les voyageurs ont eu la même impression que Denon, lequel, à propos du théâtre de Taormine tourné vers l’Etna, s’écrie ; « Voilà ce qui servait de toile de fond pour ceux qui étaient placés sur les gradins supérieurs. »