Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/1083

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devant les généraux même de la Russie, une irrésistible pensée de joie et d’orgueil, quand on venait lui rapporter qu’un des régimens polonais qu’il avait formés s’était bien battu. Charles-Jean éprouvait le même sentiment d’orgueil, en voyant la bravoure de ces troupes dont il avait si long-temps partagé les fatigues et stimulé l’ardeur. De plus, il tressaillait à leurs souffrances, il s’apitoyait sur leur sort. Prince royal de Suède, généralissime de l’armée du Nord, il poursuivait avec courage la rude tâche qu’il avait cru devoir embrasser ; enfant de la France, il sentait en même temps ses entrailles s’émouvoir à l’aspect de toutes ces douleurs dont il était lui-même un des premiers instrumens. M. le comte G. de Löwenhielm, qui s’est fait en France un nom justement aimé et respecté par les fonctions diplomatiques qu’il y remplit depuis plus de vingt ans, m’a raconté qu’un jour, dans un de ses campemens, Charles-Jean, voyant passer à quelque distance de sa tente un convoi de blessés français, entra dans une violente colère contre ses officiers, et leur demanda comment ils pouvaient permettre qu’on exposât à sa vue ces malheureux, dont il ne pouvait alléger le destin ni guérir les blessures.

Que ces divers incidens ne justifient point à nos yeux l’enfant du Béarn, le prince de Ponte-Corvo, d’avoir porté les armes contre la France ; non, je le sens moi-même, et je le dis à regret, car la douce bienveillance dont m’a honoré ce prince m’a inspiré pour lui une profonde gratitude, et je voudrais pouvoir oublier le seul événement qui jette une ombre sur cette carrière d’ailleurs si bien remplie. Mais tout ce que je viens de dire, tout ce que j’ai essayé de démontrer, prouve du moins que jusque dans sa rupture avec la France, jusque dans ses combats contre nous, il conserva toujours un profond sentiment d’affection pour sa terre natale et pour ses anciens compatriotes.

Cette première partie de son existence de prince était pénible pour nous à retracer. Il nous sera plus doux maintenant de suivre Charles-Jean dans les actes de son administration qui se rattachent au régime intérieur de la Suède.

A l’époque où Bernadotte y arriva, la Suède était dans le plus grand état de crise, de souffrance, d’affaiblissement, qu’elle eût éprouvé depuis les longues guerres qui suivirent la rupture du traité de Calmar. Dans l’espace de douze ans, trois fois une secousse violente l’avait ébranlée, trois fois le trône des Wasa avait été remis en question. En 1792, Gustave III tombait, au milieu d’un bal masqué, sous le poignard d’un assassin. En 1809, par une froide journée de décembre, une frégate emportait sur la terre étrangère, sur la terre d’exil.