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BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

verai dans un petit embarras, ou j’éprouverai une sensation désagréable, je me réponds : J’ai une personne avec qui je m’en consolerai bien vite ; et puis il se trouve que je suis à un bout du monde et que vous êtes à l’autre. Bonsoir, madame, à demain[1].

« Vous aurez ri de cette distraction qui m’a fait croire une fois que je vous retrouverais en sortant de la cour. Elle ne dure pas toujours aussi long-temps, mais elle me reprend assez fréquemment. Ce soir, en jouant au loto, j’ai pensé à vous, comme vous le croyez bien. Votre idée s’est apprivoisée, amalgamée, pour mieux dire, avec la chambre où nous étions, et, en me déshabillant il y a un moment, je me demandai : Mais qui ai-je donc trouvé si aimable ce soir chez la duchesse ? et, après un moment, il se trouva que c’était vous. C’est ainsi qu’à 250 lieues de moi vous contribuez à mon bonheur sans vous en douter, sans le vouloir[2]. — Mille et mille pardons encore une fois de ma vilaine lettre ; mais voyez-y pourtant combien vous me faites de peine par cette défiance continuelle ; pensez à ce que les reproches vagues et répétés entraînent de gêne, de picoteries, de peines de toute espèce. C’est comme cela que mon père et moi nous ne sommes jamais bien, et c’est aussi, je crois, de là que viennent beaucoup de mauvais ménages. On se reproche vaguement un tort indéterminé ; on s’accoutume à se le reprocher. On ne sait qu’y répondre, et ces reproches séparent et éloignent plus de maris de leurs femmes et de femmes de leurs maris que de beaucoup plus grands torts ne pourraient faire. Vous, madame, devriez-vous avoir avec moi ce ton vulgaire et si affligeant pour moi ? Je vous conjure de me dire quels petits mystères vous me reprochez. Je conviendrai de tout ce qu’il y aura de vrai, et je ne vous fatiguerai pas d’une longue justification sur ce qu’il y aura de faux. Je vous dirai : « Vous vous êtes trompée, » et j’ose espérer que vous me croirez…

  1. Tout ceci et ce qui suit est sans doute très aimable, très spirituel, d’un tour infiniment galant et séduisant, mais il y manque je ne sais quoi pour convaincre. On sent trop qu’au fond il s’agit, en effet, d’une personne indéterminée, qui n’a pas de nom, ou qui peut en changer, qui peut être aujourd’hui l’une et demain l’autre. On conçoit que de si flatteuses paroles n’aient pourtant pas persuadé celle à laquelle il les adressait. Dans toutes ces lettres, si gracieuses de ton et si fines de manière, il n’y a, après tout, ni flamme, ni jeunesse, ni amour, ni même le voile d’illusion et de poésie. Adolphe eut beau faire, il fut toujours un peu étranger à ces choses.
  2. Toujours je ne sais quel tour de plaisanterie qui peut faire douter les cœurs un peu sceptiques.