Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/249

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
243
BENJAMIN CONSTANT ET MADAME DE CHARRIÈRE.

toute cette tuerie de temps est si maussade, c’est avec tant de peine qu’on parvient à le tuer tout-à-fait, et il a des momens d’agonie si pénibles pour son bourreau ! Il y a bien aussi tous les quinze jours un opéra italien, où trois acteurs et trois actrices, dont l’une est borgne, et a une jambe de bois, nous jouent des farces auxquelles personne ne comprend rien (car il n’y a pas deux personnes qui sachent l’italien ici). Il y a aussi des remparts où il y a un pied de boue, des fossés, où les égouts de la ville se déchargent des deux côtés, des sentinelles, à chaque pas, et on peut s’y promener et y enfoncer à cheval jusqu’à mi-jambe. Il y aussi des Anglais qui s’enivrent et qui jouent au pharaon.

« À propos de pharaon, j’y ai joué deux fois : j’ai perdu peu de chose ; mais je crains de m’y laisser entraîner, et pour prévenir toute séduction, je vous envoie un engagement solennel de ne plus jouer aucun jeu de hasard ni de commerce entre hommes d’ici à cinq ans. Vous verrez tout ce que j’y atteste et tout ce que j’y prends à témoin de ma résolution. Un engagement où je consens à perdre votre amitié si je le romps, je ne le violerai sûrement pas[1].

« Je relis ma lettre, et dans la seconde page je vois un de toutes mes forces, à propos de mes Grecs, qui n’est malheureusement pas tout-à-fait vrai. J’y travaille, mais ce n’est pas de toutes mes forces, c’est languissamment. »

Au sein de cette Béotie brunswickoise, comme il l’appelle, Benjamin Constant ne tarde pourtant pas à faire quelque trouvaille de personnes assez distinguées. Il y rencontre, il y apprécie M. de Mauvillon, l’ami et le collaborateur de Mirabeau, « ou, pour mieux dire, le seul auteur de l’ouvrage sur la Monarchie prussienne ; » Mme de Mauvillon

  1. Voici le texte anglais de ce singulier engagement, dont nous conservons, dit M. Gaullieur, l’original écrit sur une carte (un valet de cœur), et dûment signé. Pour qui connaît la vie ultérieure de Benjamin Constant, la pièce a tout son prix : « By all that is deemed honorable and sacred, by the value I set upon the esteem of my acquaintance, by the gratitude I owe to my father, by the advantages of birth, fortune and education, which distinguish a gentleman from a rogue, a gambler and a blackguard, by the rights I have to the friendship of Isabella and the share I have in it, I hereby pledge myself, never to play at any chance-game, nor at any game, unless forced by a lady, from this present date to the 1st of jany 1793 : which promise if I break, I confess myself a rascal, a liar, and a villain, and will tamely submit to be called so by every man that meets me.

    H. B. De Constant.

    Brunswick, the 19th of march 1788. »