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voisines, liées par des rapports quotidiens, arrivées au même degré de civilisation, nourries dans l’admiration et dans le respect des mêmes modèles antiques, suivissent en littérature des idées et des formes différentes. Ils ne voulaient expliquer ces divergences que par des infériorités naturelles, bien entendu qu’ils se réservaient à eux-mêmes et à leur pays le monopole du goût irréprochable. Cette présomption, qui s’était montrée si insolente à l’égard de Shakspeare et de la littérature anglaise, n’arrachait à M. Jeffrey aucune représaille. C’était avec le sang-froid du bon sens qu’il lui répondait. Nous reconnaissons sans doute des fautes dans Shakspeare, disait-il dans un article sur la Littérature de Mme de Staël, et il n’en vaudrait que mieux, s’il ne les avait pas ; mais il y a des choses que les Français appellent des fautes et que nous considérons délibérément, nous, comme des beautés. Je crains qu’ici la discussion ne puisse admettre d’arrangement, parce que je donne raison aux deux parties, si elles sont sincères ; le goût est la faculté de jouir des œuvres poétiques ; le meilleur goût est celui qui procure le plus de jouissances. Les Anglais qui, comprenant le français aussi bien que leur langue, préfèrent cependant Shakspeare à Racine, n’ont pas de justification plus complète et plus décisive à alléguer de leur préférence que de l’avouer modestement et fermement ; ils n’ont qu’à déclarer que leurs mœurs, leurs études et leurs occupations leur font goûter, à la plus riche variété d’images, à la flexibilité supérieure de ton, à l’imitation plus étroite de la nature, à la succession plus rapide des incidens et aux élans plus véhémens de passion que l’on rencontre dans l’auteur anglais, un plaisir beaucoup plus grand qu’à l’immuable majesté, à la composition travaillée et à la poésie épigrammatique du poète français. « Pour le goût de la nation anglaise, dit encore M. Jeffrey, je ne comprends pas qu’il soit besoin d’une autre apologie ; et quoiqu’il pût être désirable qu’elle tombât d’accord avec ses voisins sur ce point aussi bien que sur beaucoup d’autres, je n’en sais aucun sur lequel leur dissidence entraîne moins d’inconvéniens. » Au moment où M. Jeffrey écrivait ces lignes, à la fin de 1812, il ne prévoyait pas sans doute que ce dissentiment, qui lui paraissait avec raison le moins fâcheux, dût si tôt disparaître, et fût même le seul qui pût s’évanouir tout-à-fait.

Si les idées de M. Jeffrey sur la beauté poétique lui permettaient de comprendre la variété des goûts en littérature, elles ne le conduisaient pas cependant à ce scepticisme qui justifie tous les caprices, qui légitime toutes les boutades de la fantaisie. Suivant lui, le but du poète doit être de procurer le plaisir poétique à un aussi grand