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DE LA PHILOSOPHIE DU CLERGÉ.

et non variable à l’infini, une règle émanée d’un pouvoir supérieur, et non du sujet qui doit s’y soumettre[1]. »

Ce langage est clair. La raison humaine est essentiellement individuelle, variable, subjective, et de là son impuissance radicale à sortir de l’étroite enceinte du moi, à poser aucune loi, à rien concevoir d’éternel et de nécessaire. C’est là encore la doctrine de M. Bautain, qui soutient que, sans la révélation, l’homme ne peut trouver d’autre loi que soi-même[2]. Si l’on en croit l’auteur de la Philosophie du Christianisme, le rationaliste dit avec fierté : Ma raison, c’est moi[3]. Quel est donc ce personnage de fantaisie qu’on se plaît à mettre ici en scène sous le nom de rationaliste ? Est-ce Platon, est-ce Leibnitz ? Sait-on bien qui a soutenu sans cesse ce principe immoral de l’individualité de la raison invoqué par M. l’archevêque de Paris ? Certes ce ne sont point ces nobles génies qu’on veut flétrir du nom de rationalistes. C’est Pyrrhon, c’est Carnéade ; ce sont les sophistes, dont Socrate a combattu au prix de sa vie la pernicieuse influence, les Calliclès et les Thrasimaque ; c’est Montaigne, c’est Hobbes, c’est Bayle ; c’est de nos jours M. de Lamennais. Ce langage des matérialistes, des sophistes et des pyrrhoniens est-il bien digne de la sagesse de l’épiscopat ? Elles sont d’un de ses membres les plus éminens, ces fortes paroles : « À défaut de génie et d’instruction suffisante, on aura recours à l’exagération et à l’enflure ; au lieu de montrer l’insuffisance de la raison, on la présentera comme impuissante à jamais arriver à la certitude ; au lieu d’affirmer la nécessité de la foi pour connaître, pour observer la vérité religieuse, on rendra son domaine absolu, universel, on révoltera au lieu de persuader ; au lieu de faire des croyans, on préparera des sceptiques. » Qui parlait au clergé, il y a deux ans, ce ferme et digne langage ? C’est M. l’archevêque de Paris lui-même, qui vient nous dire aujourd’hui que la morale, sans la révélation, est à la merci de nos caprices, et cela, au nom de la variabilité et de l’individualité de la raison, c’est-à-dire au nom du scepticisme absolu. Il est vrai que M. l’archevêque de Paris répète plusieurs fois qu’il y a une morale et une religion naturelles ; mais c’est ici le dernier trait qui achèvera de caractériser la doctrine du clergé. Croit-on par hasard que nos théologiens accordent à l’ame humaine le pouvoir de s’élever, par la vertu des principes qu’elle porte au fond d’elle-même, jusqu’à

  1. Observations sur la liberté d’enseignement, p. 57.
  2. Philosophie du Christianisme, t. II, p. 85.
  3. Ibid., t. I, p. 170.