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l’un et de l’autre une très fausse idée. Entre une ville grecque et une ville turque, il n’existe pas la moindre analogie ; Syra, par exemple, ne ressemble pas plus à Smyrne qu’à Saint-Malo. Encore n’est-ce pas tant par la forme des maisons, par la coupe des montagnes, que ces deux pays se distinguent, que par la couleur toute différente du ciel, qui donne aux objets une autre physionomie. Sur les côtes du Péloponèse, tout est sec, aride, désolé, dans le paysage. Les nuances les plus disparates s’y heurtent avec une vigueur extraordinaire, les murailles blanches des maisons qu’entourent de sombres oliviers se détachent si nettement sur le ciel sans tache, qu’on les dirait incrustées dans l’azur. À la vue des montagnes nues et stériles de l’Attique, on éprouve un frémissement involontaire, et le regard erre avec effroi sur un horizon grandiose. Dans l’Asie mineure, au contraire, sous un ciel plus vaporeux, plus rougi par la lumière, les diverses teintes du paysage se fondent davantage ; la verdure éclatante qui se mêle aux toits rouges des maisons donne au panorama une physionomie moins sévère, moins arabe, moins orientale à notre point de vue. Dans les plaines poudreuses du Péloponèse, la chaleur vous brûle sans vous abattre ; sur les côtes de l’Asie, il y a dans l’atmosphère une tiédeur qui vous pénètre, on subit malgré soi la molle influence du climat, une voluptueuse langueur s’empare de tous vos sens, vous rend tout effort pénible et vous dispose à de paresseuses rêveries. En approchant du Pirée, on éprouve une secrète souffrance, le cœur assailli de souvenirs se gonfle d’une tristesse qu’il voudrait exhaler : en arrivant à Smyrne, au contraire, tout en vous s’apaise et s’endort. À la vue de cette ville muette, de cette campagne déserte, de cette mer immobile, on sent passer dans son ame le calme de tout ce qui vous entoure, on est heureux de vivre sans penser, dans une vague et éternelle somnolence.

Au moment où j’allais débarquer sur un quai de bois sale et glissant, je vis venir, en compagnie d’un portefaix turc, un homme fort proprement vêtu à l’européenne, et qui paraissait m’attendre. Ce personnage me tendit la main pour m’aider à sortir du canot, et me demanda en bon français quel hôtel comptait habiter mon excellence. Je nommai la Pension suisse, et regardai d’un air interrogateur le questionneur officieux. — Je suis Moïse, me dit-il. Ce nom m’expliquait tout. Moïse est un juif célèbre dans le Levant. Tout à la fois marchand, cicérone, interprète et matelot, il s’est rendu, grace à son intelligence, l’homme essentiel de Smyrne. Tout étranger qui débarque est sa propriété, et il l’exploite à sa manière. Je le savais ; mais