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ils entendaient bien faire de l’histoire ; ils présentent des réflexions, ils racontent les faits généraux et non les faits individuels. Ils dédaignaient de revenir sur des épisodes plus ou moins étranges, dont ils n’avaient rien de plus à dire que ce que chacun redisait autour d’eux. Seuls, ils savaient un peu les causes, les origines, le mouvement de la révolution et de la guerre ; voilà ce qu’ils pouvaient et ce qu’ils voulaient surtout apprendre aux lecteurs. Il fallut que ces aventures fussent oubliées de la foule, qu’elles appartinssent décidément au passé, pour que, consacrées ainsi et relevées aux yeux de nouveaux écrivains, elles entrassent naturellement dans le domaine de l’histoire.

Mais comment s’étaient-elles répandues et conservées si long-temps ? Comment les écrivains postérieurs en ont-ils eu connaissance ? Si le présent fait rarement lui-même son histoire, répondrons-nous, il s’en dédommage par toute sorte de causeries sur son compte, de mémoires et de commentaires. Or, quels étaient les mémoires sur Guillaume Tell que les chroniqueurs du XVe siècle auront pu consulter ? Quand nous l’aurons dit (car on le sait maintenant), nous aurons non-seulement pour la tradition une source plus ancienne, mais nous tiendrons le nœud de bien des difficultés et de bien des contradictions qu’on y a signalées.

Ces mémoires, ce sont ceux du peuple lui-même, ce sont des ballades héroïques et des chants nationaux. Personne avant M. Hisely ne l’avait si bien démontré, et cette démonstration forme une des parties les plus curieuses et les plus neuves de son travail. Il a retrouvé des fragmens de vers, même des séries de vers dans la prose de Melchior Russ, d’Etterlin, et surtout dans celle de Tschoudi. Le rhythme primitif est si peu effacé, que Schiller, en suivant Tschoudi, lui a dérobé des vers entiers qu’il a insérés presque textuellement dans son drame. Plusieurs de ces phrases scandées se retrouvent aussi, exactement pareilles, dans les récits, d’ailleurs différens, de ces trois chroniqueurs, ou bien c’est une tournure, une épithète caractéristique qui, répétées par les trois écrivains, trahissent la source commune où chacun a puisé. Un drame populaire du milieu du XVIe siècle, un gentil drame, comme son auteur l’appelle, et dont Guillaume Tell est le sujet[1], donne lieu à des remarques analogues. Assurément, voilà qui est curieux et plus saisissable, plus près de nous, que l’épopée romaine dans Tite-Live. Enfin, ces mêmes vers insérés dans les chroniques, dans les drames nationaux et adoptés par Schiller, M. Hisely en suit la trace jusque dans les Chants de Tell ou les Tellenlieder, que l’on possède encore aujourd’hui, et Russ lui-même avoue positivement les emprunts qu’il a faits à ces ballades héroïques.

Ne nous étonnons pas trop de cette poésie : elle se trouve au berceau de toutes les nations. Au moyen-âge, d’ailleurs, la poésie allemande fut surtout cultivée en Souabe et en Suisse. Sans parler de son Homère, de ce Wolfram d’Eschenbach dont on a aussi cherché la patrie dans ce dernier pays,

  1. Ein hup sch Spyl, appelé aussi le Drame d’Uri.