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MOUVEMENT INTELLECTUEL DE LA SUISSE.

l’enfant, il devait être mis à mort ; mais il avait pris aussi deux flèches de réserve : là-dessus même demande et même réponse que dans l’histoire de Tell. Le roi soumet ensuite Toko à une épreuve, qui consistait à glisser avec des patins sur la pente rapide du rocher Kolla, au bord d’abîmes et de précipices tombant dans la mer. Appuyé sur son bâton, comme un chasseur le ferait encore aujourd’hui pour descendre en un clin d’œil une pente de neige dans les Alpes, Toko se tire également de cette seconde épreuve, et, le roi ne se désistant pas de son mauvais vouloir, l’archer lui lance un jour une flèche de derrière un buisson. Toko devient ensuite un des principaux rois de la mer, le chef et le législateur d’une république de pirates dans l’île de Wollin. — Olaf, pour engager le jeune et vaillant païen Endride à se convertir au christianisme, lutte avec lui à différens jeux, à la nage et au tir. À une distance considérable, il plante sa flèche au sommet d’un éclat de bois servant de but ; Endride, à son tour, plante la sienne dans la coche de celle du roi. Olaf prend alors un enfant chéri d’Endride, lui place sur la tête une figure de jeu d’échecs, le fait lier à un pieu, lui fait bander les yeux, et deux hommes l’empêchent de bouger en tenant tendues les deux extrémités du mouchoir. Toutes ces précautions prises, Olaf fait le signe de la croix, bénit la pointe de la flèche, et tire. Le trait enlève la figure d’échecs, mais par dessous et en effleurant la peau de la tête, qui saigne abondamment. « Si vous frappez l’enfant, je le vengerai ! » s’était écrié Endride. Sa mère et sa sœur le supplient alors en pleurant de renoncer à surpasser le roi en adresse, et bientôt il se convertit. Cet Olaf était roi de Norwège et vivait au Xe siècle.

Nous avons eu soin, dans les légendes que nous citons, de conserver les traits caractéristiques, et surtout les points par où elles ressemblent à l’histoire de Tell. — N’est-ce pas là, disent les critiques, une seule et même aventure diversement traitée, reproduite, embellie de siècle en siècle, de pays en pays ? Vos montagnards, d’origine scandinave, la connaissaient par leurs propres traditions ou par la littérature orale du moyen-âge ; ils l’appliquèrent à leur héros pour augmenter sa gloire ; elle en devint elle-même plus intéressante, plus variée, plus morale ; elle prit ainsi sa dernière forme et toute sa perfection. Schiller enfin, Schiller conseillé par Goethe, y a tout récemment ajouté un heureux détail, lorsque, pour amener l’idée de la redoutable épreuve, il introduit le fils de Tell, qui, entendant louer l’adresse de son père par le bailli, s’écrie ingénument : — « C’est vrai, monseigneur ! mon père abat une pomme à cent pas[1]. » — Ainsi la fiction aurait poursuivi ce sujet jusqu’au bout et le travaillerait encore aujourd’hui.

La ressemblance des aventures autorise-t-elle donc à les nier toutes ou à les

  1. « Schiller, toujours hardi, éprouvait, dit Goethe, de la répugnance à motiver les actions de ses personnages. Je me souviens de la lutte que j’eus à soutenir avec lui à l’occasion de son Guillaume Tell. Il voulait que Gessler cueillît une pomme, qu’il la posât sur la tête de l’enfant et ordonnât à Tell de l’abattre. Je ne pouvais