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SUPPRESSION DE LA SOCIÉTÉ DE JÉSUS.

zelanti, et que leur audace s’en était accrue. En conséquence, ils résolurent d’endormir et de jouer Bernis. D’abord ils traversèrent sourdement sa négociation pour assurer Avignon à la France, et prétendirent que la question jésuitique devait être traitée isolément ; toute autre affaire nuisait à la principale. Ensuite, ils laissèrent Bernis chercher un candidat, et, munis de renseignemens particuliers sur les dispositions de Ganganelli, ils entamèrent avec lui directement une négociation mystérieuse. Solis, du fond de sa cellule, correspondit en secret avec Ganganelli, qui ne quittait jamais la sienne. Celui-ci, de son côté, se mit en rapport avec Albani, chef de la faction des zelanti, et tandis que ces deux reclus tenaient dans l’ombre le fil de cette grande intrigue, le cardinal-poète étalait sa bonne mine, ses airs de cour, recevait les hommages du sacré collége, et, dans l’effusion de sa vanité, s’écriait assez plaisamment : « Jamais les cardinaux de France n’ont eu plus de pouvoir que dans ce conclave ! »

Comme, après tout, il avait beaucoup d’esprit, Bernis finit par se douter de quelques menées souterraines ; mais les adroites réponses des Espagnols déroutaient sa frivolité : ils l’amusaient par de fausses confidences et négociaient toujours. Ganganelli de son côté, tous les monumens authentiques l’attestent, aspirait à la tiare avec ardeur. Bon, facile, conciliant, il admirait Benoît XIV et voulait faire revivre cette mémoire chérie ; il aimait les arts et voulait les protéger. Bénir le monde du haut de Saint-Pierre, quelle séduction pour un prêtre ! vivre au milieu des chefs-d’œuvre du Vatican, quel charme pour un Italien ! Clément XIII avait failli provoquer des schismes, Ganganelli allait réconcilier Rome avec les princes. Ce dessein était noble, il pouvait toucher une ame telle que la sienne ; mais pour l’accomplir, les moyens qu’il employa furent-ils tous également dignes de lui ? Est-il vrai que Ganganelli ait pris des engagemens formels contre les jésuites ? est-il vrai que, pour gage de son élection future, il ait remis aux Espagnols, sur leur sollicitation, un écrit signé de sa main, qui, sans impliquer formellement la promesse de la destruction des jésuites, en eût donné l’espérance ? est-il vrai que ce billet ait été conçu en ces termes : Je reconnais que le souverain pontife peut en conscience éteindre la société des jésuites en observant les règles canoniques ? Nous ne prononcerons pas.

Cependant l’unanimité des suffrages qui allait se réunir sur Ganganelli donna de violens soupçons à Bernis. Le cardinal français ne tarda pas à les éclaircir ; sûr d’avoir été joué, il voulut du moins sauver les apparences. Les Espagnols lui laissèrent volontiers ce rôle spécieux,