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d’autre et de meilleur que le talent, il faut beaucoup d’oubli de soi-même et de sympathie. Muller, dans ces pages, nous intéresse profondément, parce que c’est bien lui, parce qu’il nous est rendu dans toute cette grandeur constamment refoulée d’un homme plein de génie et de force et d’un savoir presque sans pareil, mais auquel il manqua toujours le bonheur. Le biographe a tracé ce portrait avec un amour si discret, si persuasif, qu’il réussit à émouvoir par la simple expression de la vérité.

La pénétration, la sagacité, la finesse, telles sont les qualités dominantes de M. Vulliemin ; on peut même dire de lui, et c’est toujours un grand éloge, qu’à un certain degré du genre il est né historien. Son érudition, sans être aussi spéciale que celle des critiques qui nous ont occupé, est solide et variée ; son style, chose rare parmi les écrivains de son pays, a une sorte de cachet qui le fait aisément reconnaître. C’est là toujours un signe d’originalité, alors même, comme on l’a dit de M. Vulliemin, que ce cachet n’est pas pur. En Suisse, où l’on pèche généralement par la diffusion et la lenteur, on reproche à M. Vulliemin de rechercher la concision aux dépens de l’ampleur et de l’enchaînement des idées ; les tableaux, sous sa plume, qui veut courir, se transforment en croquis ; les mots tiennent lieu de sentences. L’originalité de M. Vulliemin réside dans cette finesse de pensée et de trait un peu exagérée. Ses vrais défauts ne sont pas là, selon moi : je le blâmerais plutôt d’affecter quelquefois des allures étrangères à sa propre nature, de s’égarer sur des hauteurs retentissantes où il semble avoir voulu suivre Muller, qui seul, comme l’aigle des Alpes, s’y élève et y plane à l’aise un moment. Muller emploie beaucoup d’archaïsmes, d’idiotismes empruntés aux dialectes populaires et aux chroniques ; il fait de tout cela un style qui n’appartient qu’à lui, mais un, mais homogène, et, si l’on nous permet cette image, d’une fonte parfaite. M. Vulliemin suit un procédé semblable, et nous ne saurions pas absolument l’en blâmer ; malheureusement ses emprunts ne sont pas toujours judicieux, le métal n’est pas toujours bien fondu, et parfois les connaisseurs y distinguent trop aisément les différentes espèces d’airain. Le plan non plus n’est pas sans un défaut analogue ; il a quelque chose de brisé et d’épars qui ne tient pas uniquement au sujet. Après nous avoir montré la réforme dans la Suisse française, puis la Suisse entière dans les luttes que la réforme soulève au dehors, pourquoi tout à coup ces deux grandes divisions qui prennent un volume et qui ont pour titre : Les Temps d’Henri IV ; — Les Temps de Louis XIV ? Ce sont là les divisions d’une histoire de France ou d’une histoire universelle, mais non pas celles d’une histoire de la Suisse. Cette histoire, à ce moment-là, n’est-elle pas plutôt dans l’organisation définitive des aristocraties et de la décadence nationale que dans des guerres européennes auxquelles la Suisse prit directement fort peu de part ? Enfin, il y a encore une qualité qui dégénère en défaut chez M. Vulliemin ; il pousse jusqu’au scrupule le culte de l’impartialité, et veut tenir souvent la balance si juste, qu’elle ne peut plus se fixer. On le voit, l’ouvrage de M. Vulliemin donne prise à plusieurs critiques ; il faut pourtant