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travail. Ils ne connaissent plus ce sentiment qui localise les souvenirs, qui concentre les affections autour d’un clocher ; nulle part les occupations ne sont moins héréditaires, et l’esprit de tradition, en se fixant dans les régions supérieures, semble avoir abandonné les classes inférieures de la société.

Même dans les contrées de l’Europe où la terre est partagée en grands domaines et possédée par un petit nombre de propriétaires fonciers, on trouve peu de journaliers travaillant pour un salaire et sans autres moyens d’existence que ce salaire. Ce sont des fermiers à prix d’argent ou des métayers qui cultivent, participant les uns et les autres, dans quelque mesure, aux fruits du sol. Le travail se fait en famille ; la petite ou la moyenne culture coïncide ainsi avec la grande propriété. En Angleterre, la grande propriété a fini par entraîner la grande culture. Les fermes sont de vastes exploitations, vivifiées par des capitaux considérables, qui associent au travail de l’homme celui des machines ainsi que des animaux. Le fermier a de nombreux domestiques, et, dans l’occasion, il emploie des légions d’ouvriers. En un mot, tandis que dans l’agriculture du reste de l’Europe le travail salarié est l’exception et le travail indépendant la règle, en Angleterre le travail salarié est la règle, et le travail indépendant l’exception. Pour traduire ce fait en chiffres précis, il suffira de rappeler que dans le comté de Bedford on compte, suivant le dernier recensement, 9 journaliers pour 1 fermier ; le comté de Berks présente la même proportion. Dans le comté de Buckingham, le rapport des fermiers aux simples journaliers est celui de 13 à 87 ; dans le comté de Cambridge, il est de 17 à 83 ; dans le comté de Lincoln, de 1 à 3 ; dans le Gloucester, de 1 à 6, et dans le comté de Northampton de 1 à 7.

On le voit, le caractère essentiel des deux industries est le même. La ferme et la manufacture emploient également un grand nombre d’ouvriers qui n’ont pas d’autre ressource que le salaire de la journée, et les campagnes ont, comme les villes, leurs prolétaires à nourrir. Dans les mauvais jours, ces masses flottantes doivent nécessairement tomber à la charge de la société. Alors le manufacturier continue à produire, même en produisant à perte ; le travail est une aumône forcée qu’il fait à ses ouvriers. Le propriétaire et le fermier, au lieu d’occuper les journaliers dans les champs, leur ouvrent les ateliers de la maison de charité : c’est la taxe des pauvres dans les deux cas.

Les districts agricoles de l’Angleterre n’ont pas toujours présenté cet aspect. La grande propriété date de loin, elle est aussi ancienne que la conquête ; mais ce n’est que depuis environ un demi-siècle que