Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/675

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puisait de nouvelles forces dans l’indignation[1]. Beaucoup de théologiens de la Haute-Italie se déclarèrent contre les délateurs invisibles. Le pape intervint pour imposer silence à l’ordre de Jésus. Battus sur ce point, les révérends pères changèrent de tactique, et ils annoncèrent dans les sacristies l’apparition d’une nouvelle philosophie véritablement orthodoxe ; désormais M. Rosmini devait céder la place à un envoyé de Dieu : cet envoyé était M. l’abbé Vincent Gioberti de Turin.

Écrivain atrabilaire, mécontent de tout, grand admirateur de lui-même, M. l’abbé Gioberti, dans ses ouvrages comme dans sa vie, est en contradiction perpétuelle avec tout ce qui l’entoure. Il rappelle un peu le héros de Cervantès, moins le côté chevaleresque et les momens lucides. Révolutionnaire à Turin, il fut contraint de quitter le Piémont ; il se réfugia à Bruxelles, et là il devint ultramontain et ennemi de la liberté, par cela même qu’il était en pays libre. Il s’irrite contre le progrès, contre la révolution, contre Napoléon ; puis, poussé par un besoin de contredire irrésistible, il s’emporte contre ceux qui professent ses propres idées, et passe dans un même livre, au sujet des mêmes théories, des mêmes hommes, de l’excès de l’enthousiasme à l’excès de l’indignation. M. Gioberti veut être seul de son avis. Aussi nous dit-il qu’aujourd’hui il n’y a plus de philosophie en Europe excepté la sienne. L’Italie possède actuellement les premiers penseurs du monde, mais lui, M. Gioberti, est infiniment supérieur à tous les penseurs, il est seul orthodoxe, seul il exerce une féconde influence ; il doit surpasser toutes les gloires, et sa philosophie sera la pierre angulaire du catholicisme. Comme on voit, nous sommes ici en présence d’un cas de nostalgie compliqué de vanité et de mysticisme ; laissons parler M. Gioberti, il nous apprendra lui-même comment il a écrit ses ouvrages. « Il n’est pas difficile, dit quelque part l’abbé turinois, de tomber d’accord avec les écrivains modernes, pourvu qu’on ait soin de donner à certains mots le sens contraire à celui qu’ils ont naturellement. Cela peut embarrasser au premier abord les lecteurs sans expérience, mais, avec un peu d’exercice, ils pourront s’y faire. Ainsi, quand vous lisez progrès, substituez décadence ; quand vous voyez démocratie, mettez oligarchie de la plèbe ; au lieu de liberté, lisez servitude, et tout ira à merveille. » M. Gioberti a lu ainsi tous les livres au rebours ; faut-il s’étonner qu’il ait écrit quelque douzaine de volumes en dehors du sens commun ? Malheureusement la haine ne donne pas le génie, et l’abbé turinois est réduit à traduire en attaques

  1. Filosofia della Morale, volum. IV ; Milan, 1841.