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sauvage, douleur voluptueuse, amour de l’isolement. Qui n’a pas redit les beaux vers de Byron : « J’ai fait une société de la solitude ! » Pour moi, dans le jardin paternel, je me souviens encore avec quelles délices je goûtais ce plaisir furtif de l’Ossian falsifié, du dangereux Werther et des Confessions de Jean-Jacques ; cette vie farouche de Robinson, d’Ossian, de Rousseau à vingt ans, en face de la nature, seul avec Dieu ! Werther qui se tapit au fond des gazons embaumés, heureux de ne plus entendre parler des hommes, représente tristement toute la jeunesse de cette époque, formée par Obermann, Jean-Jacques, Mme de Staël et Macpherson, jeunesse qui comprenait trop bien, hélas ! la décadence des sociétés qui se dissolvaient autour d’elle.

Cependant l’heureux menteur faisait sa fortune. Il avait soin, par respect pour sa propre fraude, de retraduire en keltique ses prétendues traductions anglaises ; les connaisseurs assurent que ces originaux controuvés abondent en tournures modernes et en vocables empruntés au latin et au français que l’idiome des anciennes ballades ne connaît pas[1]. Pendant qu’on discutait, Macpherson lui-même était nommé secrétaire du gouverneur de la Floride, et plus tard agent du nabab d’Arcot ; il faisait ses affaires et siégeait au parlement. Fin, hardi, entreprenant, aventurier tour à tour habile et audacieux, il ne manquait ni de souplesse ni d’à-propos. Ses autres ouvrages, une traduction d’Homère dans le goût de la Bible, et une histoire d’Angleterre dans le goût d’Ossian, ne réussirent pas du tout : il n’était fait que pour le pastiche ; mais on écrirait un livre, et un livre plein d’intérêt, sur l’influence qu’il a exercée en Europe pour avoir si hardiment fondu des. couleurs hébraïques dans des couleurs Scandinaves, et donné au tout des noms irlandais. A une époque où le monde ennuyé attendait et désirait ce Florian biblique, homérique et dantesque, l’engouement fut subit, général, immense, et augmenta en proportion du degré de falsification subi par les débris des vieilles ballades. Les Anglais estimaient la poésie d’Ossian ; — les Français y pensaient beaucoup ; — les Allemands la rêvaient ; -— les Italiens en raffolaient.

Cesarotti osa écrire : « Ossian est plus grand qu’Homère. » C’était aussi l’opinion de Napoléon Bonaparte, grande imagination séduite par un grand mensonge ; Napoléon était à la fois du moyen-âge, insulaire, isolé et biblique. Arnault raconte qu’en revenant d’Egypte, Napoléon s’enferma avec lui dans l’entrepont et se fit lire Homère, qui l’ennuya bientôt, tant il le trouva long, bavard et fatigant ; puis il prit

  1. Voir Malcolm Laing, éd. d’Ossian.