Page:Revue des Deux Mondes - 1844 - tome 6.djvu/820

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jette au public sans façon, et comme pour se débarrasser de quelque chose qui gêne : C’est là le dernier raffinement de la vanité, la plus insolente manière de faire la roue. Quel est donc cet écrivain qui le prend de si haut avec son talent, et traite si lestement son livre auquel le public pourtant adresse un bon accueil ? Ce serait un cœur plein de désintéressement et d’élévation, si ce n’était un fat qui s’admire et se donne de l’encens en secret.

Cette fatuité sera châtiée, comme tous les autres égaremens que nous avons pris sur le fait. Les coupables seront tous punis par où ils ont péché : ils auront leur réputation tuée sous eux. Les lettres sont maintenant une bourse où l’on spécule follement, au hasard ; on s’y ruine comme on s’y enrichit, c’est-à-dire qu’on perd la vogue comme on la gagne, un beau matin, en un clin d’œil. Cela ne laisse pas d’avoir quelque amertume. S’être vu l’idole d’un peuple de lecteurs, avoir régné par l’ascendant et le charme de l’imagination, et se voir repoussé avec froideur ou même avec dégoût, il semble que ce doit être là un poignant chagrin ; et se voir oublié ! cela est plus poignant encore. L’oubli est un cercle inconnu de l’enfer où Dante aurait dû placer l’écrivain vaniteux. Les romanciers, dans la situation actuelle, seront les premiers à recevoir leur châtiment. Leur popularité de mauvais aloi branle au manche, et le moment est prochain où ces rois du feuilleton déshérités, bannis de leur royaume, pourront se distraire de leurs malheurs en soupant ensemble, comme les six pauvret majestés de Candide.

C’est donc à de pareilles chutes que devaient aboutir si rapidement ces ambitions hautaines ! Il y a dix ans à peine, ô grands hommes ! vous alliez renouveler la face du monde poétique ; l’art, sous vos heureuses mains, allait se transformer comme par enchantement, et vous annonciez avec une magnifique assurance les merveilles et les splendeurs d’une ère nouvelle. Les vieilles gloires de la France étaient bien pâles, et vous rougissiez presque de vos aïeux. Comparez pourtant leur destinée à la vôtre, leur carrière si bien remplie à vos existences manquées. Leur réputation se consolidait et grandissait chaque jour ; la vôtre, au contraire, diminue en marchant. Ils produisaient avec force et maturité jusqu’aux approches de la vieillesse, et au bout de quelques années, vous êtes épuisés et vaincus. Vous succombez dans l’âge de l’énergie. Décidément, nos pères ne méritaient pas d’être traités par vous avec tant de dédain, et vous auriez été plus modestes si vous aviez pu lire dans l’avenir, et si vous n’aviez été le jouet des illusions les plus étranges. Ces illusions d’hier, où sont-elles