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mandes. « Il y a une ombre, disait-il spirituellement, qui doit suivre toutes les œuvres de la pensée, qui doit accompagner l’imagination partout où elle va, marcher quand elle marche, s’arrêter quand elle s’arrête. Cette ombre, cette compagne inséparable, cette conscience fidèle et sévère, c’est la critique. Malheureusement, la poésie allemande ressemble à Pierre Schlemil ; elle a perdu son ombre. Il est venu un homme gris qui l’a roulée ainsi qu’une feuille de papier, et l’a mise dans sa poche, absolument comme dans le conte de Chamisso. Que nous sert, ajoute M. Schücking, que nous sert d’avoir des bottes de sept lieues ? Portons plutôt des sabots, mais rendez-nous notre ombre. » Eh bien ! cette critique dont il déplore l’absence, qu’il me pardonne de la faire. Il n’y a point ici de question nationale ; si nous sommes sévères envers nous-mêmes, envers nos écrivains, pourquoi nous serait-il interdit de parler de nos voisins en toute liberté ? Je retiens donc la cause et dirai franchement mon avis. Or, si j’approuve sans réserve le mouvement qui travaille l’Allemagne et ce désir sérieux qu’elle manifeste de se créer une littérature pratique, une poésie populaire, une poésie qui s’intéresse à la chose publique et qui puisse vivement agir sur l’esprit de la nation, je ne crois pas que les poètes dont je viens de parler aient réalisé encore l’idéal qu’on se proposait d’atteindre. Il y a sans doute une bonhomie fine et douce chez M. Hoffmann de Fallersleben, une élévation remarquable chez M. Dingelstedt, une verve vigoureuse dans le talent de M. Herwegh ; mais ils ont souvent compromis la Muse et n’ont point assez marqué la limite qui sépare la poésie et les dissertations du journal. Malgré d’honorables exceptions, malgré la délicatesse attentive de M. Anastasius Grün, c’est là qu’est le péril sérieux.

Chez ces écrivains, l’avidité, l’empressement indiscret du plus grand nombre, indiquent mieux que je ne pourrais faire le mal qu’il faut éviter. Je voudrais surtout qu’on renonçât aux prétentions trop hautaines, aux promesses trop ambitieuses. La simplicité, l’effort sincère, se fait regretter au milieu de ce fracas turbulent. Poésie politique, poésie démocratique, poésie indépendante, qu’est-ce à dire ? Défions-nous des étiquettes. Vous voulez être des poètes politiques, des écrivains populaires, vous voulez parler au peuple, vous voulez commencer ou achever son éducation, à la bonne heure. Faites-le plus encore, mais dites-le moins. Toute une partie de notre littérature est une littérature populaire, j’imagine, et à bien meilleur titre que celle qui s’en pique. Sans parler du XVIIIe siècle, Molière, La Fontaine, Boileau, ne sont pas des écrivains qui dédaignent l’esprit du peuple ; mais font-ils